Toutes les photos et les textes de ce blog sont soumis aux droits d'auteur. Cela signifie qu'il est INTERDIT DE TELECHARGER ET DIFFUSER LES PHOTOGRAPHIES DE CE SITE SANS L'AUTORISATION DE L'AUTEURE SOUS PEINE DE POURSUITES JUDICIAIRES. Pour toute reproduction totale ou partielle, vous devez contacter l'auteure ici.
Pour lire les billets dans l'ordre chronologique ou par thématique, se reporter aux rubriques "Archivages" en bas de page.
Vous pouvez également vous abonner aux mises à jour du blog en entrant votre adresse électronique dans la rubrique Suivre les mises à jour tout en bas de la page.

jeudi 3 novembre 2011

Révolution et schizophrénie


 Suite du billet "Quand la jeunesse s'est enflammée"

Le point culminant du 14 janvier ne résume pas à lui seul la révolution tunisienne et le renversement des forces ne signifie pas la fin immédiate des causes qui ont conduit le peuple à se révolter. La complexité du processus est à l'image de la complexité d'une société avec les différentes personnes et groupes qui la composent.
Myriam et Asma se remémorent la période mouvementée et incertaine qui a suivi la fuite de Ben Ali. "Après le 14 janvier, on est restés une semaine à la maison. Après je ne comprenais plus rien, j'ai perdu le fil des infos..." se souvient Myriam. Pourtant la jeune étudiante a ensuite participé au premier sit-in place de la Kasbah, appelé Kasbah 1. Elle se souvient avec émotion de ce rassemblement qui réclamait la destitution du Premier Ministre du gouvernement transitoire Mohammed Ghannouchi, un ancien du gouvernement Ben Ali. "A ce moment-là, des gens de plusieurs coins de la Tunisie sont montés à Tunis." Myriam évoque les morts du triangle de la révolution : Kasserine, Thala et Sidi Bouzid. "En 2008, je n'avais pas entendu parler des événements de Gafsa. Lorsque j'ai été à la Kasbah 1, j'ai tout compris en discutant avec les gens. C'étaient des gens du peuple, pauvres mais diplômés, très profonds, avec une conscience incroyable. Je me sentais une bonne à rien à côté d'eux. La Kasbah 1 c'était vraiment la fête! Mais l'armée s'est retirée et la police l'a remplacée. Ils ont placé de la drogue parmi les manifestants pour les accuser..." Malgré cela, les manifestants de la Kasbah 1 obtiennent gain de cause. " Le changement a eu lieu, Farhat Rajhi, un juge très correct qui voulait changer les choses, a été nommé Premier Ministre. Le peuple l'aimait bien, il était humaniste. Mais très vite il a été harcelé par la police et été invité à partir. Il a lui-même raconté qu'on est venu lui dire maintenant vous partez. A la place, ils ont mis un ancien du RCD."
Myriam et Asma tentent de retrouver, dans la chronologie, les différents événements survenus durant cette période. Cela semble confus et difficile de s'y retrouver pour les deux jeunes femmes. D'autant que la période est troublée par des manifestations qui vont à l'encontre de la révolution : " A Kobba, un quartier chic, une manifestation a été organisé à El Menzah, . Les bourgeois avaient peur. Ils disaient qu'il fallait arrêter les manifestations et les sit-in. Dans ma famille, on a rompu avec cette partie-là qui a manifesté à Kobba..." Cela n'arrête pas les révolutionnaires qui refont un deuxième sit-in place de la Kasbah. "Le pire c'est que lorsque les demandes de la Kasbah 2 ont été acceptées, ceux de la Kobba étaient aussi contents!". Les revendications de la Kasbah 2 étaient "l'élection d'une assemblée constituante mais également une protestation contre la police politique". Myriam tient à préciser comment les manifestants étaient organisés et respectueux : "Après chaque manif, on nettoyait tout!" Elle évoque également le projet avorté d'une Kasbah_3_: "On a voulu faire une nouvelle Kasbah après des révélations sur le gouvernement, mais finalement ça ne s'est pas fait..." 
Les deux amies semblent faire un petit bilan des acquis de la révolution. Asma mentionne le fait que pour la première fois, grâce à la révolution, les gens peuvent parler librement de politique. Mais très vite les jeunes femmes évoquent l'avenir proche avec une nouvelle composante suite aux élections de l'assemblée constituante. "Une autre dictature se met en place avec la religion, constate Myriam, Ghannouchi a un double discours, il a décrédibilisé Mohammed Bouazizi. Il était contre la révolution... Aujourd'hui, il y a de plus en plus d'extrémistes et d'anciens RCD qui reviennent." En effet, la démocratie est mise en face de ses propres contradictions lorsque le peuple élit ceux qui tuent dans l’œuf le principe même de démocratie. Et les deux jeunes femmes commencent à ressentir dans leur quotidien les effets du vote massif d'Ennahda aux dernières élections : "Ces derniers temps, l'ambiance a changé. Dorénavant on évite de discuter de religion car ça tourne mal." Avoue Myriam, tout en continuant de critiquer le parti religieux : "L'argent d'Ennahda vient probablement du Moyen-Orient, là-bas ils sont extrémistes. Ce ne sont pas de vrais religieux pour moi. Ils ont beaucoup d'argent et sont malhonnêtes. Ils traitent les tunisiennes de putes car nous sommes les plus libres du monde arabo-musulman. En plus, Ennahda a avoué les crimes commis dans les années 80..."
En quittant le café avec les deux amies, je repense à ce que m'a dit Myriam ce matin : "La Tunisie est schizophrène, des hommes vont boire, se saouler, aller voir des prostituées. Mais si tu critiques la religion, tu te fais tuer!"

Quand la jeunesse s'est enflammée

Suite du billet "Retour sur la révolution"

La période autour de la révolution semble être très tourmentée. Myriam m'apprend que les suicides étaient nombreux en Tunisie. Sa petite sœur, lycéenne dans un établissement du centre de Tunis a été violemment marquée par un événement survenu dans son propre environnement scolaire. Cela s'est passé le 4 ou le 6 janvier...
"Un jour, ma sœur est rentrée à la maison très choquée en disant : Ayoub s'est immolé. Au départ, je ne l'ai pas crue, c'était impossible d'y croire. Ayoub était un ami de lycée de ma sœur, il était croyant et le suicide est strictement interdit dans la religion. C'était un jeune garçon rieur, tout le monde l'appréciait, il n'avait pas de problème particulier. Mais il était révolté et souhaitait agir, faire quelque chose. Ce jour-là, le directeur l'avait menacé d'appeler la police... Ayoub s'est alors rendu dans la cour du lycée, il a mis du détergent sur lui et a allumé. Dehors, des lycéens qui se trouvaient devant la porte de l'établissement ont vu quelques flammes. Mais au début, ils n'ont pas du tout compris ce qu'il se passait et ils ont applaudi... Lorsque Ayoub a vraiment pris feu, les lycéens ont essayé de faire quelque chose. Ayoub hurlait de douleur, mais la grille du lycée était fermée. Les lycéens, de toutes leurs forces, ont défoncé la porte pour sauver leur camarade. Pendant ce temps, un professeur était accouru et avait jeté son manteau sur Ayoub pour éteindre le feu. Le directeur, lui, s'était enfermé dans son bureau... Lorsque les autres lycéens ont réussi à forcer le portail et à entrer, Ayoub était encore vivant. Il leur a dit : je me suis sacrifié pour vous... Le jeune homme est mort quelques temps après car ses poumons n'ont pas supporté la trop forte chaleur du feu. Ma sœur l'a vu brûler devant elle! Choquée, elle a redoublé son année. Les professeurs aussi sont encore choqués... Même les garçons criaient et pleuraient en classe lorsqu'on leur a annoncé la mort d'Ayoub. Encore aujourd'hui, ma sœur fait des cauchemars. Elle pleure souvent. Parfois elle se souvient de certaines anecdotes, des blagues qu'il lui racontait, car ils jouaient régulièrement aux cartes le matin... Pour moi, Ayoub, ça a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase."


Je reste moi-même assez meurtrie par ce que Myriam vient de me raconter. Je pense à cette jeune professeure de mathématique qui s'est immolée dans la cour de son lycée et devant ses élèves dans le sud de la France, quelques jours avant que je parte en Tunisie... Ici ou là-bas, les réactions des médias sont toujours les mêmes : on préfère accuser la victime de fragilité et de troubles psychologiques. Il s'agit de dépolitiser l'appel le plus puissant, le plus définitif et le plus violent qu'un être humain puisse adresser à ses semblables... Il s'agit aussi de tuer une dernière fois la parole inaccomplie, faute d'avoir été reçue...
En Tunisie, les flammes de la détresse ont embrasé le peuple qui a transformé le feu en vent de révolte.

Myriam me raconte de quelle manière la "goutte d'eau" a fait déborder dans toute la Tunisie, la source de la révolution :   
"Le 14 janvier, on ne pensait pas que ça allait prendre cette ampleur. Dans la rue, on avait peur que les RCDistes nous attaquent. Sur l'avenue Bourguiba, j'ai vu un motard arriver vers nous... Derrière lui, il amenait 3000 personnes pour se joindre à nous! Vers 15h00, alors que j'étais au milieu du trottoir cherchant quelque chose à manger, j'ai vu soudain les gens crier et courir. Puis j'ai entendu les tirs de lacrymo. On étouffait, d'autant qu'elle est souvent périmée... J'insultais les policiers pour la première fois de ma vie et l'on me disait de me taire! Heureusement que je connais très bien Tunis. On s'était dit : si il y a un problème, on va vers l'autoroute car là-bas c'était calme. Puis, j'ai eu ma mère au téléphone, elle chuchotait : Maintenant tu rentres à la maison... En fait, elle était cachée avec mon père et d'autres personnes dans une boutique de vêtements dont les vitres étaient tapissées de papier journal. Là, elle voyait tout. Elle a vu les policiers tirer sur les gens... Elle ne pouvait pas sortir. Sur le moment, j'ai pris une crise de nerf... Dehors, c'était comme un jeu vidéo avec des policiers à chaque coin de rue. On croisait des gens qui nous disaient : Arrêtez, écoutez Ben Ali [voir son discours de la veille nda] et moi je l'insultais... Lorsque mes parents se sont échappés en voiture, sur la route ils ont vu arriver un policier tout pâle et tremblant. Il leur a demandé de l'emmener car l'armée débarquait et allait frapper les policiers. Il avait arraché l'insigne de policier de son blouson et déchiré en morceaux ses papiers tellement il avait peur!"



Retour sur la révolution

Aujourd'hui, j'ai le plaisir de passer la matinée en compagnie de deux guides de choix : Myriam et Asma sont deux jeunes tunisoises. Myriam m'a garanti qu'elle connaissait Tunis et en particulier la médina comme sa poche. A travers les rues colorées et parfumées du souk, je suis les deux amies jusqu'à un quartier très ancien d'artisans. Au bout d'une ruelle fermée par une échoppe, nous arrivons à un petit café typique que Myriam tient à me faire découvrir : "Il n'y a que certains tunisois qui connaissent cet endroit!" me dit-elle, fière de sa ville et de ses trésors révélés. Nous nous installons à l'une des petites tables basses. 


Près de nous un homme boit tranquillement un thé à la menthe. Quelques instant plus tard, alors que nous sirotons le nôtre, Asma et Myriam constatent : "c'est les flics...". Je me retourne et avise deux hommes qui contrôlent notre voisin de table. Ce sont effectivement des policiers habillés, "déguisés", en civil. Les jeunes filles sont mécontentes et inquiètes : "C'est censé avoir disparu avec la révolution!". Puis Myriam se tourne vers moi, amère : "Pour moi, la révolution a avorté... Il y a les mêmes personnes qu'avant au pouvoir... Je m'attends à un bain de sang du jour au lendemain...." Je reste surprise et un peu triste par les paroles de Myriam. Elle m'explique alors : "Mon oncle n'a pas voté car le système est le même qu'avant. Il y a un ministre qui est un ancien du RCD. Essebsi, l'actuel Premier Ministre a tiré sur les manifestants en 68, il a même torturé des gens, et malgré cela il est encore là! On a réussi à dégager Ghannouchi avec la Kasbah 1 [Grande manifestation sit-in du 28 janvier 2011 sur la place de la casbah à Tunis contre le gouvernement transitoire de Mohammed Ghannouchi, nda], mais après le 14 janvier, les gens se disaient OK, c'est bon, on n'a plus besoin de bouger..." Asma tempère les paroles de son amie : "Ne sois pas trop dure... Après une semaine de tirs et de terreur, les gens n'avaient pas envie de manifester. Après le 14 janvier, pendant 10 jours, nous avons vécu comme dans un pays en guerre. Il y avait des tirs, des cris, des morts... C'était horrible!". Myriam se souvient également : "J'ai pensé à la Palestine. Je me disais, pour eux cela fait des années que c'est comme cela."

 
"J'habite dans la banlieue sud, m'explique Asma, au 4ème étage. Et je voyais tout! En même temps c'était beau de voir les hommes dehors pour protéger le quartier. Les gens s'appelaient en disant : attention une voiture arrive de tel endroit... Tout le monde était connecté!". Tandis qu'elle évoque cet aspect de la révolution, une scène du film "Plus jamais peur" de Mourad Ben Cheikh me revient à la mémoire : on y voit en pleine nuit les hommes des quartiers, téléphone à l'oreille, arrêter les voitures qui passent et vérifier l'identité des personnes. Une sorte d'autogestion efficace des quartiers dans un moment où des policiers (parfois des civils déguisés en policiers) profitaient du chaos pour piller les maisons et, à l'occasion, violer... Mais je n'y fais pas allusion devant mes amies préférant écouter leur témoignage... "La police a continué à taper jusqu'au dernier jour. Encore aujourd'hui, quand je vois la police, j'ai peur." avoue Myriam. Puis elle revient sur cette période qui a précédé la révolution : "Entre l'été 2010 et 2011, je sentais que quelque chose bouillonnait : La dictature était de plus en plus forte, Ben Ali n'avait plus de pouvoir et l'on parlait davantage de sa femme Leila. Le plus difficile a été de faire sortir les gens à Tunis. On a beaucoup trop de policiers ici..." Asma poursuit : "Le 12 janvier, au départ, on était une minorité. Je me souviens que ce jour-là, dans l'appartement, j'avais très peur, je tremblais, j'avais peur qu'ils montent et là ça aurait été foutu. Quand on est sortis avec mes amis, ça ressemblait à un film, avec des flics partout dans la rue qui attendaient... J'avais dit à ma mère que j'allais prendre un café. Certains amis sont même sortis en pyjama. Les parents avaient très peur pour nous." Bien que la famille tienne une place particulièrement importante en Tunisie, beaucoup de jeunes ont contourné ce jour-là l'interdiction parentale et sont sortis dans la rue manifester, bravant également leur propre peur. Myriam se remémore cette période mouvementée : "Le 8 janvier, je suis descendue pour aller à l'UGTT [ L'Union générale tunisienne du travail, nda]. Là-bas ça bouillonnait alors que dehors les gens étaient comme d'habitude au café etc.. J'ai croisé mon oncle qui participait à la manifestation de l'UGTT. Il m'a ordonné de partir car les flics en civil surveillaient tout le monde. Je n'ai pas pu faire la manif à cause de lui." La famille de Myriam a un passé de militants de gauche. Étudiante ingénieure en sciences de la mer, Myriam tenait, juste avant la révolution, une rubrique écologique sur RTCI (Radio Tunis Chaîne Internationale). Mais un jour, l'animateur l'appelle pour lui demander d'enlever ses publications, apparemment trop politiques, sur son compte Facebook : "Je n'ai rien enlevé et j'ai décidé de ne plus retourner à RTCI où en plus je n'étais pas payée." La révolution est venue semble-t-il balayer tout cela...

mercredi 2 novembre 2011

Déjeuner post-révolutionnaire avec Zeineb Cherni

A midi, Zeineb Cherni, professeure de philosophie et auteure de nombreux ouvrages, me retrouve au café du théâtre. Elle souhaite m'emmener déjeuner dans un petit restaurant de la rue de Marseille appelé "La Mamma" lequel propose des plats français, italiens et tunisiens. L'endroit est à deux pas d'ici et nous longeons l'avenue Bourguiba tout en discutant des élections. Arrivées à destination, nous nous apprêtons à rentrer dans le restaurant lorsque Zeineb se retourne brusquement et avise un homme à quelques pas derrière moi qui semble nous observer : "Va-t'en!" s'écrie-t-elle. Puis entre deux phrases en arabe, elle me murmure "il nous suit!". L'homme, surpris, s'empresse de regarder le menu accroché à l'extérieur. Zeineb s'avance vers lui en lui parlant vivement en arabe. L'homme, qui a peut-être la cinquantaine et porte un costume, s'enfuit sans un mot. Je reste sidérée par l'événement qui s'est déroulé sous mes yeux en l'espace de quelques secondes. Visiblement cet homme n'avait pas l'intention d'aller au restaurant car sa réaction étrange confirme la perspicacité de Zeineb quant à ses intentions. Perturbée, je ne demande pas immédiatement d'explications. Plus tard elle me dit : "Ce sont les méthodes de la police politique. Ce n'est pas normal, ils sont censés ne plus exister depuis la révolution. Depuis tout à l'heure il nous suivait et écoutait notre conversation." J'avoue que je ne m'étais aperçue de rien. C'est normal, je n'ai pas l'habitude, je ne connais pas cela. Zeineb a milité dans l'extrême-gauche et sais ce que signifie être suivie. Elle a également connu dans sa chair les arrestations, emprisonnements et autres "interrogatoires"... Mais nous ne parlerons pas de cela aujourd'hui. Ce qui nous intéresse c'est le présent des élections et l'avenir du pays. Et aussi, ne l'oublions pas, de bien manger...


Zeineb Cherni fait partie d'un Comité local pour la préservation des acquis de la révolution, représenté au niveau national mais également avec des assemblées locales. Ce comité a été mis en place par le Front du 14 janvier dont les positions sont sans concession comme par exemple exemple le fait de ne pas collaborer dans le gouvernement de Ghanouchi et de jouer le rôle de contre-pouvoir. Zeineb me dit que le comité rassemble des personnes de l'Union Générale Tunisienne du Travail (le syndicat UGTT), des partis de gauche, des associations comme Amnesty International ou la Ligue Tunisienne des Droits de l'Homme (LTDH), mais également des membres d'Ennahda. Zeineb m'explique : "Hammami [Leader du Parti Communiste des Ouvriers de Tunisie PCOT nda] avait rencontré des anciens détenus politiques qui avaient souffert comme lui..." Ce qui, semble-t-il, les avait rapproché... Avant les élections, Zeineb a été très active dans ce comité, faisant notamment intervenir un juriste pour qu'il explique le fonctionnement des élections dans une démocratie participative.
Concernant la victoire d'Ennahda, la professeure de philosophie me fait part du caractère organisé du parti et constate comme beaucoup les effets de sa propagande de proximité : "Ils ont fait un très gros travail anti-moderniste. Certains de leurs militants ont porté du discrédit aux autres listes ils disaient : Ne votez pas pour eux, ils sont athées!". La professeure affirme : « la vision politique dans les milieux populaires n'a pas encore intégré les principes de liberté et de la capacité de la mise en œuvre de la volonté populaire, la délégation du pouvoir prend encore le sens d'abandon de son exercice à une autorité providentielle qui a tous les pouvoirs du temporel et de l'éternel. Le temps ne connait pas de médiatisation, on vote pour celui qui promet la résolution des besoins les plus immédiats et ceux carrément intangibles. »
Nous évoquons les rumeurs concernant l'argent qu'Ennahda aurait distribué durant les élections...
« Ce qui est regrettable c'est que les divers partis islamistes et autres ont joué la carte du discrédit de leurs vis à vis politiques, la déontologie politique est encore une pratique difficile à maîtriser. Ils prennent les formes d'accusation morales et de réprobation doctrinaires pour les uns et civilisationnels pour les autres… » Zeineb tient en tant que professeure à traiter tous ses étudiants, ennahdistes compris, avec le même respect. Elle respecte la différence et pense que « ceux qui ont  été victimes  de la répression ne peuvent admettre la restauration de l'oppression et de la terreur ».
Tout en mangeant, nous parlons féminisme et politique en France et en Tunisie. J'ai eu le plaisir de voir l'un de ses livres figurer dans le fonds de la bibliothèque de l'Université féministe créé par l'Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD). Elle a effectivement à son actif plusieurs essais sur les femmes comme La femme tunisienne et l’indépendance nationale ou encore Les dérapages de l'Histoire chez Tahar Haddad. Les travailleurs, Dieu et la femme, malheureusement peu accessibles excepté à la bibliothèque des Belles Lettres (et maintenant à l'Université féministe!). Elle me fait part également de l'ouvrage collectif Tunisiennes en Devenir, réalisé avec l'Association de la Femme Tunisienne pour la recherche et le Développement (AFTURD).

Nous revenons sur les élections tunisiennes : "Je suis pour un régime semi-parlementaire, me dit Zeineb. Dans le processus historique et la maturation politique actuelle, les partis ne sont pas suffisamment mûrs. Il faut donc une coalition. Le gouvernement sera mitigé et devra consacrer le pluripartisme, sinon c'est la catastrophe et le retour au monolithisme politique !" J'ai entendu chez plusieurs personnes cette même appréhension concernant le mode gouvernemental. Beaucoup craignent la place prépondérante et stratégique que pourrait occuper le parti islamiste dans le prochain gouvernement provisoire nommé par l'assemblée constituante. Certaines personnes pensent qu'Ennahda étant incapable de gouverner le pays, les partis doivent les laisser gouverner sans se compromettre avec eux afin que son incapacité soit dévoilée le plus tôt possible. D'autres estiment que les partis politiques d'opposition de l'assemblée constituante doivent prendre en main la gouvernance du pays au risque de voir leurs efforts bénéficier injustement au parti islamiste... Zeineb me rappelle qu'Ennahda n'a que 40 % des sièges et qu'il reste donc 60%...
Pour Zeineb, "le peuple n'est pas encore prêt. On doit passer par une période transitoire, d'apprentissage démocratique, d'essais et d'erreurs, jusqu'à un équilibre réel avec un pluri-partisme effectif..."
D'ailleurs le peuple de la Tunisie post-révolutionnaire a-t-il le choix?

"Mais il a choisi et aura d’autres choix encore à faire…." Me fait remarquer Zeineb pour finir sur une note optimiste...

Petit-déjeuner post-révolutionnaire avec Khouloud

Après avoir acheté une viennoiserie à la pâtisserie Ben Yedder, où j'ai eu l'occasion de manger l'un de mes meilleurs macarons aux amandes en plus des gâteaux délicieux orientaux, je retrouve Khouloud au Café du Théâtre. J'aimerais qu'elle me parle de son parcours de jeune étudiante militante à l'UGET, en regard de la révolution. Comme beaucoup de jeunes, Khouloud a pratiqué très tôt le réseau Facebook et a été confrontée aussitôt à la censure. "Ça a commencé en 2009 avec les élections. Ils ont censuré des comptes Facebook mais on utilisait le proxis." Je lui demande en quoi cela consiste : "Le gouvernement cherche ton adresse I.P. pour te censurer... C'est le logiciel qui permet de te connecter sans que personne ne voit ton adresse I.P.". Dès sa majorité, à 18 ans, Khouloud crée son premier compte Facebook. En 2008, il est piraté... Difficile de savoir par qui, surtout lorsque l'usurpateur, actif sous ton nom et sur ta propre page, qui bénéficie en outre de tous les contacts de tes amis FB, te répond par des messages à connotation pornographique... La même année ont lieu les événements du bassin minier de Gafsa : "J'en avais marre, tout était censuré! Alors on s'envoyait des CD avec les vidéos des grèves dans le bassin minier. Je disais à mes amis : regardez ce qu'il se passe, et vous, vous ne bougez pas! Mes amis s'étonnaient : pourquoi ils ne passent pas cela à la télé? Je leur répondais : Mais tu crois qu'on est en démocratie???".
Après les émeutes de Gafsa, un barrage situé à la frontière algérienne a été ouvert. Normalement, les autorités préviennent la population, mais cette fois-ci, ils n'ont rien dit et on laissé faire la nature m'explique Khouloud... Punition de la part des autorités? On appelle cela crime par omission. Car les inondations causent la mort de plusieurs personnes et dévastent la zone, saccageant les maisons et les infrastructures déjà fragiles. "Une maison construite au-dessus d'une galerie minière a été aspirée par l'eau!" Moins d'un an après la terrible répression policière qui a fait plusieurs morts, arrestations, emprisonnements  etc. les inondations achèvent d'un terrible coup cette population pauvre, exploitée et... légitimement révoltée! Khouloud se rend dans la région avec ses proches qui en sont originaires, afin de constater les dégâts. "Les petites villes étaient encerclées de flics, à chaque passage tu devais montrer tes papiers. Sur le trajet ils m'ont arrêtée 7 fois!" Peu de temps après, à Monastir où vit alors la jeune fille, un nouveau drame survient. "Un jeune homme marié avec deux enfants avait un petit kiosque où il vendait des bricks. La municipalité lui a retiré son kiosque en lui disant qu'ils lui rendraient avec une autorisation. Durant un mois il a attendu, allant chaque jour à la mairie, demandant même à voir le maire - ce qui lui a été refusé - il a même emmené ses enfants en disant : au moins nourrissez-les... Mais les gens de la mairie ont rigolé. Il est alors revenu et s'est immolé. On a fait une grande manif pour l'enterrement, on a même saccagé le bâtiment administratif. Sur Facebook, j'ai fait passer des messages pour aider la famille, j'ai mis des photos du mouvement, des blogueurs ont écrit sur lui, mais ça n'a rien fait... Ça passait inaperçu. Certaines personnes disaient que cet homme était juste dérangé, ce qui est totalement faux." Après cette immolation à Monastir, une autre immolation survient, à Sidi Bouzid, celle de Mohammed Bouazizi, mais qui prendra une autre ampleur, que l'on connait... Et la vague de la révolte déferle sur la Tunisie. "Monastir et Djerba ont été les dernières à sortir manifester. La première manif à Monastir a été... le 13 janvier! [ la veille du jour de la fuite de Ben Ali, nda] Puis retour au calme. J'ai pris mon sac pour aller à Tunis mais ma mère m'en a empêchée, elle a eu peur pour moi..."
Khouloud vit la révolution comme tous les tunisiens, sans savoir ce qu'il va se passer : "Après le 14 janvier, il y a eu des journées horribles. C'étaient les premiers couvre-feux, il y avait des militaires partout et on entendait les balles tirées en l'air. Ça faisait vraiment peur! La première nuit, avec ma famille, on était tous sur les nerfs. Pour aller aux toilettes, je devais passer par un couloir qui donnait sur la rue où l'on entendait les balles. J'avais très peur, on se croyait en pleine guerre! Des amis m'ont dit qu'ils avaient trouvé une voiture remplie de grenades. On ne savait pas qu'en Tunisie il y avait autant d'armes!" Une semaine après le 14 janvier, Khouloud monte enfin à Tunis où se tient une manifestation contre le RCD. Dans cette période transitoire, même si Ben Ali s'est enfui, ses gens sont toujours au pouvoir : "J'étais fière du peuple tunisien. J'avais les larmes aux yeux... Il y avait une telle solidarité!" se remémore t-elle. Obligée de rentrer chez elle à Monastir, Khouloud ne pourra pas participer à la manifestation appelée Kasbah 1 mais elle sera présente au sit-in de Kasbah 2 : "J'en rêvais depuis longtemps... A 8h30, je passais des examens ensuite j'allais à la Kasbah, puis je retournais passer des examens etc. Finalement, je n'ai pas eu mon année... Mais c'était unique de pouvoir vivre une révolution!

L'héritage familial de Khouloud, côté politique, se situe dans le PCOT, le parti communiste tunisien dont les membres ont beaucoup souffert sous la dictature. Pourtant elle a davantage milité dans des associations comme l'ATFD ou la LTDH pour lesquelles elle a été observatrice durant les élections. "Avant les élections, j'essayais de sensibiliser les gens à lire les programmes [voir billet]. Sur Facebook, c'était la guerre, on s'engueulait avec ceux qui étaient pour Ennahda." Mais lorsque Khouloud endosse sa casquette d'observatrice, elle prend sa mission au sérieux : "C'est très intéressant. Tu vas voir tous les partis durant leur réunion pour vérifier s'il y a des dépassements. Par exemple, ils ne doivent pas insulter les autres partis ni le gouvernement provisoire. Il y a eu un parti qui était contre l'égalité et a traité les femmes de l'ATDF de putes... Et ça c'est interdit. Moi j'ai observé et fait mon rapport..." Le bureau où Khouloud doit faire sa mission d'observatrice, à Monastir, comporte 66 listes, un peu moins qu'à Tunis. "J'ai commencé à 6h30 et je suis rentrée à 1h00 du matin. A 20h30 on a commencé les dépouillements. Quand ils ont vidé l'urne, j'ai senti mon coeur battre très fort. J'entendais à chaque dépouillement "Ennahda... Ennahda... Ennahda..." Sur 232 votants, Ennahda a obtenu 97 voix, l'Initiative une cinquantaine et le CPR 24 voix. Le PCOT n'en a eu que 3... Je savais qu'Ennahda allait gagner mais je pensais que ce serait plutôt à 25-30%, pas à 40%!"
Comme beaucoup de tunisiens et de tunisiennes ce jour-là, Khouloud a découvert à travers les élections l'autre partie de la Tunisie.

mardi 1 novembre 2011

Les rêves de Majda

Majda Chamkhi
Je retourne à Erriadh, dans la banlieue sud de Tunis, chez la famille Chamkhi qui m'avait accueillie cet été. J'ai rendez-vous avec Majda, militante au RAID (Rassemblement pour une Alternative Internationale de Développement) tout comme son mari Fathi Chamkhi qui est le porte parole de l'association et actuellement en Egypte pour renforcer le réseau CADTM. Majda a participé à la constitution de Mahdia qui a donné lieu à la liste Doustourna. Pourtant elle a préféré voter pour la liste présentée par le CPR (Congrès pour la République) : "Ils nous ont soutenu durant notre campagne pour l'annulation de la dette. Ils sont honnêtes, ils ont fait leur campagne proprement. Tout comme Hammami [PCOT], et contrairement à Ennahda, ils n'ont pas voté pour le "plan jasmin" qui, avec une politique très libérale, entend continuer le même modèle économique que l'ancien régime... Espérons que le CPR restera sur ses principes. Mais si ça continue comme maintenant, il n'y aura pas de solution pour la pauvreté et le chômage..." 
Erriadh est tout près de Ben Arous
Majda est institutrice dans une école de Slimène tout près d'Erriadh. Elle a naturellement accepté la présidence du bureau de vote installé dans son école. Bien qu'elle avoue que cette responsabilité l'a beaucoup stressée, Majda a accepté sa mission avec bonheur : " Je l'ai fait avec beaucoup d'amour, pour la révolution, pour le pays...". La veille des élections, comme pour tous les bureaux de vote, elle avait reçu trois urnes et  mille bulletins dont l'intégralité devait être retournée, le tout mis en sécurité dans une salle de l'école fermée à clé. Le jour J : "A 6h50 on a ouvert la porte et à 7h00 il y avait déjà des gens... Et à partir de ce moment-là, on n'a pas arrêté! Il y avait tout le temps du monde. Sur 899 inscrits, j'ai trouvé 822 bulletins! C'était incroyable. En tant que responsable je ne pouvais pas quitter la salle. J'ai mangé un sandwich à 17h00. On a terminé à 4h00 du matin!" se remémore avec joie la présidente du bureau. "Mais j'ai senti la démocratie, la liberté d'expression, c'était du travail propre. Des femmes me disaient qu'elles ne comprenaient rien. Le mari de l'une d'elles voulait même rentrer avec sa femme dans l'isoloir pour qu'elle vote Ennahda! Je leur disais : tu es libre maintenant et responsable de tes choix!". Même si Majda est mécontente du résultat final, "il faut accepter ce qu'a choisi le peuple tunisien". Mais elle reste inquiète par le programme d'Ennahda : "Ils veulent garder le Ministre des finances qui pratique la politique économique de ben Ali à la lettre! Ce qui est dangereux c'est leur engagement économique, politique et social mais ils ne vont pas oser changer quelque chose car ils ont d'autres personnes à côté d'eux pour la constitution..." Mais ce qui inquiète encore plus Majda est son statut de femme dans la société tunisienne et la peur de subir le même sort que les femmes des autres pays arabes. "S'ils font pareil, je crée une association de femmes... Je serais même prête à les tuer!" dit-elle avec toute la colère de quelqu'un face à l'injustice. Elle poursuit : "Parfois cela me tourmente car Ghannouchi parle d'un verset du coran sur la polygamie "à condition que vous soyez juste envers toutes vos femmes". Mais c'est impossible pour n'importe quel être humain. Personne ne veut partager son amour! Et je suis sûre que le bon Dieu ne veut pas être mauvais envers la femme! Je connais une femme qui a passé deux jours à pleurer tellement elle avait peur de la polygamie. Beaucoup d'hommes ont envie de ça. Ils ont déjà leur maitresse, cela pourrait rendre légitime leur histoire d'adultère..." Mais Majda, comme beaucoup d'autres femmes tunisiennes, n'est pas prête à se laisser faire : "Chez des amis, j'ai dit : si vous avez droit à 4 femmes, alors nous aussi on a droit à 4 hommes!!!". Elle évoque ensuite un reportage vu à la télé sur des femmes égyptiennes dans des mariages polygames, avec "la tristesse inscrite sur leur visage..." Majda pense que les femmes tunisiennes n'accepteront jamais cela : "Après cette liberté, on n'acceptera pas la polygamie. On est fières. Si on leur impose cela, les femmes tunisiennes seront prêtes à tuer leur mari ou alors on sortira avec plusieurs hommes pour se venger! Même si les femmes simples vont accepter au nom de la religion et de la peur de l'enfer, je pense qu'une femme qui aime un homme ne veut pas le partager et vice versa."
Majda revient sur la stratégie du parti islamiste : "Aujourd'hui, ils n'ont pas intérêt à imposer la polygamie mais si un jour Ennahda est majoritaire... D'un côté Ghannouchi veut suivre l'exemple de la Turquie, de l'autre il veut donner le visa au parti extrémiste Tahrir." Le salut dépendra du peuple tunisien : "La société civile doit rester éveillée. Il ne faut pas lâcher prise. Maintenant commence le vrai travail pour sensibiliser les gens!"
La chicha - juillet 2011
Avant la révolution, Majda était particulièrement attachée à la cause palestinienne : "Je me demandais si je vivrais pour voir la paix en Palestine." Maintenant que la révolution a eu lieu en Tunisie, elle a redonné l'espoir dans tout le monde arabe : "Maintenant j'y crois à la paix en Palestine... Et j'ai beaucoup d'espoir pour toute l'humanité..." Le simple fait d'évoquer enfin cet espoir renaissant s'avère très émouvant pour Majda dont l'émotion me touche également... Elle confie : "Après la révolution, je me suis mise à écrire des articles sur Facebook, j'ai même fait un blog. Mon premier article était intitulé "La Palestine est dans mon sang". J'ai aussi fait quelques essais sur mes rêves...
Majda fait partie de l'association "El Tael", dont le Président est Nelson Mandela. "On y fait de la poésie, on raconte nos histoires, on avait même ouvert un espace pour les opposants. L'association va éditer un recueil de textes et à cette occasion on m'a demandé d'écrire quels étaient mes rêves."
Majda réfléchit et me fait part de ses trois rêves :
"Le premier était :
- La souveraineté de la Tunisie dans la continuité de la révolution.
Le deuxième rêve :
- La protection de l'enfance (contre le mariage précoce, le tourisme sexuel, la pédophilie... Dans les pays arabes on marie parfois des filles de 8-10 ans!)
et le troisième rêve, le plus simple et le plus difficile :
- Que la paix soit sur le monde... "
J'espère sincèrement que ces rêves deviendront réalité...

Majda termine par cette réflexion terrible qui en dit long sur l'impact de la révolution tunisienne dans la vie des gens : " C'est la révolution qui nous donne l'espoir pour vivre. Avant la révolution, nous étions des morts-vivants..."

Dans le train de la banlieue sud, d'Erriadh à Tunis

Le savoir comme outil de lutte

Au café de l'Univers on a toujours débattu des idées...
Mardi... Le temps s'améliore mais les inondations ont ralenti les transports en commun dont les infrastructures sont peu développées. Je retrouve Fedia et Khouloud au café de l'Univers. Les nouvelles sont tristes. Hier des professeurs ont fait une grève de deux heures pour soutenir une enseignante agressée verbalement par ses élèves durant son cours parce qu'elle portait une jupe. Fedia et Khouloud sont très alarmées par cet incident. Elles pensent que c'est la victoire d'Ennahda qui a conduit certains jeunes à tendance islamiste à intimider cette enseignante. Je repense à ce que me disait il y a quelques jours Meriem Zeghidi : "Les islamistes ne vont pas toucher aux textes de loi, mais ils vont intimider les femmes dans leur quotidien...". Les deux jeunes femmes ont vraiment peur que la morale islamiste se propage en Tunisie et atteigne la liberté des femmes suite à la victoire d'Ennahda. Elles évoquent d'autres incidents survenus ces derniers temps. Concernant la sphère culturelle et artistique par exemple : " Le 14 octobre dernier, il y a eu une inauguration à Tunis dans le centre culturel pour fêter les 9 mois de la révolution. Une sculpture créée pour l’occasion était sur place dans son emballage. Lorsqu'on a enlevé le plastique, le public a découvert la statue d'une femme enceinte dont des personnages sortaient du ventre, symbolisant la Tunisie accouchant de la révolution." Cette sculpture métaphorique au style davantage cubiste que classique et d'un réalisme tout relatif n'a pas plu à tout le monde. "Ses seins étaient nus. Des gens ont commencé à crier au scandale, des "barbus", selon Fedia qui a vu les événements, et au bout de 30 minutes, la police est intervenue afin de reléguer cette créature à l'abri des regards..." Mais les artistes n'ont pas apprécié cette censure déplacée : "Il y a deux jours elle est réapparue sur l'avenue Bourguiba et une vidéo a été tournée et postée sur Facebook". Les deux amies évoquent un autre incident : Suite à la projection organisée par le collectif d'associations "Lamcham" du film Laïcité inch'Allah de Nadia El Fani, la salle de cinéma Africart a été saccagée par des extrémistes". Et pour compléter l'influence des islamistes sur la société tunisienne, les deux jeunes filles m'informent qu'une boite de nuit connue près de Tunis a été fermée vendredi dernier "sous prétexte qu'ils vendent de l'alcool sans licence alors qu'ils le font depuis des années!".
Entre temps, Vincent le français a rejoins notre table. Il vient de lire dans Libération un article intéressant sur les élections en Tunisie. Jusqu'à présent l'ISIE avait annoncé avec fierté un taux de vote de 75% des tunisiens inscrits sur les listes électorales. Or ces inscrits sont loin de représenter toute la population en âge de voter. Jusqu'à présent, personne n'avait annoncé les pourcentages réels de vote par rapport à la population totale. Ce qui relativise pas mal la "victoire" d'Ennahda. Nous discutons alors de ces chiffres : 40% de voix pour Ennahda sur 60% de la population totale en âge de voter, cela fait grosso modo 25 à 30% de la population tunisienne ayant voté pour Ennahda... Je ne sais pas si ces chiffres rassurent vraiment les deux jeunes militantes...
Taquin, Vincent dit à Fedia : "Grâce à cette victoire du parti islamiste, tu vas enfin retrouver ta combativité!". Fedia rigole : oui, elle se sent moins déprimée que durant la campagne des élections où l'inégalité de moyens entre les partis lui pesait... Et comme pour prouver ce regain d'énergie combative, elle sort de son sac un petit livre écrit en arabe. Il s'agit du Code du Statut personnel, qu'elle a acheté il y a quelques années et qu'elle ressort aujourd'hui. "Pour me remémorer les textes, les apprendre et pouvoir répliquer aux islamistes. Il faut faire la différence entre l'application et les textes réels. Vérifier ce que disent les leaders islamistes par rapport au code et savoir s'ils enfreignent la loi." Se référer à la loi est un acte de résistance civique... 
Le Code du Statut personnel a été mis en place par le président Bourguiba en 1956
Fedia et Khouloud discutent entre elles, elles cherchent le texte se référant à la Kafala et à l'adoption tous deux autorisés par le CSP (fait apparemment unique pour un pays musulman) mais remis en cause dernièrement par le leader Ghannouchi. Une discussion s'ensuit. Même si au premier abord, ce "détail" semble anodin, l'interdiction de l'adoption et son remplacement par la kafala vont marginaliser la femme stérile qui ne pourra jamais fonder une vraie famille avec son mari puisque la transmission du nom et de l'héritage ne sont pas autorisés dans cette pratique issue du Coran.
Vincent rajoute d'un ton ironique : "Ce sera une bonne excuse pour autoriser la polygamie, si la femme est stérile, ça deviendra légitime d'en prendre une deuxième pour faire des enfants..." Nous rigolons sur le fait que beaucoup d'hommes, même occidentaux, ne diraient pas non au vieux fantasme de la polygamie... Mais cela nous laisse songeurs... 

On commence à grignoter sur des idées en apparence apolitiques et anodines (qui se soucie de cette minorité que représentent les femmes stériles?) mais qui néanmoins touchent plus ou moins directement à la place des femmes dans la société... Mais la question que je me pose est la suivante : Au final, en quoi l'adoption peut-elle gêner certaines personnes?

Que l'on aborde les choses sous un angle microscopique ou au contraire macroscopique, la jeunesse révolutionnaire semble enfin reprendre la lutte : "Le 11 novembre est la journée internationale des indignés. On ne sait pas si cet événement va mobiliser les tunisiens mais on va travailler à ce mouvement pour organiser un rassemblement devant la Bourse tunisienne..." annonce Fedia, une petite lueur dans les yeux.