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dimanche 30 octobre 2011

Week-end à Monastir

J’ai besoin de prendre du recul avec Tunis. On dirait que l’ambiance de la révolution est retombée comme un soufflé sorti du four… Au moment de passer à la table des élections avec l’appétit en éveil on a le sentiment désagréable d’une légère duperie… Je laisse mes amis tunisiens digérer et vais rendre visite à mon amie Amira à Monastir où elle fait ses études d’ingénieure. A deux heures de train de Tunis cette ville côtière accueille les touristes tunisiens et étrangers durant les vacances. Amira m’apprend qu’on l’appelle « la petite Suisse ». Je n’ai jamais fait de tourisme en Tunisie et j’espère profiter au moins du paysage balnéaire de la ville. Manque de chance, lorsque j’arrive la pluie m’accueille tandis que mon chauffeur de taxi ne voit en moi qu'une simple touriste : il me demande un prix exorbitant pour la course alors que le compteur affiche ses chiffres. Heureusement, Amira m’attend en bas de chez elle et après discussion avec le chauffeur, nous nous mettons d’accord pour un prix relativement normal… Même si ces attitudes peuvent être agaçantes à la longue, j’ai le sentiment que le peuple tunisien n’est généralement ni violent ni méchant, ce n’est pas dans la culture… Il suffit juste de discuter...
 

Amira, comme beaucoup d’étudiants et d’étudiantes tunisiennes, habite en colocation avec trois autres jeunes filles issues de son école. Elles m’accueillent simplement et m’offrent le couvert. Mais Amira veut me présenter son amie Khouloud, qui vit chez ses parents à Monastir. C’est avec plaisir que je me rends dans un café avec les deux étudiantes. Khouloud est très active, fille de militants communistes, elle milite au sein de l’ATFD et de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme. Il faut dire que cette jeune étudiante en musicologie est quasiment née militante. « Ma mère a été emprisonnée lorsque j’avais quatre mois. Elle devait m’allaiter, j’ai donc été en prison à l’âge de quatre mois… Mais cela m’a rendue malade, j’ai souffert de déshydratation. Ma tante, elle, a été emprisonnée et battue alors qu’elle était enceinte… » Heureusement sans séquelle pour l’enfant qu’elle portait.
Khouloud est révoltée : elle a entendu hier sur Radio Express FM, Rached Ghannouchi, le chef du parti islamiste annoncer 3 propositions : Interdire l’avortement, remplacer l’adoption par la kafala et autoriser la polygamie… Mais Amira n’a pas entendu cela et à priori ce n’est qu’une proposition qui a peu de chance d’être retenue… Le peuple tunisien n’est pas prêt à tout accepter ! Mais Khouloud avoue avoir peur pour les femmes tunisiennes, peur d’être obligées de porter le voile, peur que l’on touche au Code du Statut Personnel (CSP). Khouloud exprime sa colère et son désappointement : « Les tunisiens ont bien choisi leur dictature, cette fois-ci elle est légitime ! »
Amira, toujours calme, parle du club de cinéma dont elle s’occupe dans son école. Khouloud lui lance : « on est dans une guerre culturelle, tu ne crois pas ? ». « C’est pour cela qu’il faut travailler… » répond Amira dans un sourire. Khouloud enchaîne : « Aujourd’hui tout le monde parle mais personne ne fait rien! ». « Le cinéma ne touche qu’une élite, poursuit Amira. Faire un club à l’école permet d’amener l’art aux gens ». « On doit travailler sur l’éducation populaire... » approuve Khouloud. Les deux amies expliquent que le peu de films projetés en Tunisie sont pour la plupart américains. L’hégémonie de la culture américaine touche autant la France que la Tunisie. Mais ici peu d’espaces existent pour projeter d’autres types de films. Amira est persuadée que le cinéma est un outil qui peut beaucoup influencer les gens. Et je partage son avis. L’idéologie américaine véhiculée par les films US n’est pas sans effet. Et à l’inverse, de "petits" films peuvent apporter un point de vue particulier, informer ou tout simplement faire réfléchir… Avant les élections, Amira a projeté un film algérien sur l’histoire d’une jeune fille obligée de porter le voile, ce qui a donné lieu à un débat. De son côté, Khouloud parle de son expérience associative avec l’ATFD avant les élections : « Nous avons été à Sousse dans un foyer de jeunes filles pour les encourager à aller voter. Nous faisions des ateliers sur le thème « Qu’est-ce que la démocratie ? ». Une jeune fille a répondu « c’est accepter l’avis de l’autre ». Mais quelques temps après elle a dit qu’il fallait fermer la chaîne de télé Nessma (qui a diffusé le film Persépolis nda). Je lui ai dis « Mais ce n’est pas la démocratie ! » et elle m’a répondu : « Non, c’est la religion, on n’y touche pas ! »
Les deux jeunes femmes restent préoccupées par le sort des femmes tunisiennes. Khouloud a déjà été agressée verbalement dans la rue par des hommes, et lorsqu'elle se souvient que sur Facebook un internaute a prôné l'impunité du viol si la femme est habillée de façon trop provocante, elle en frémit encore, même si l'homme est censé avoir écopé de 6 mois de prison. Amira, elle, rigole de l'attitude de leur amie commune Fedia : "Elle a porté des mini-jupes sur l'avenue Bourguiba..." Intriguée, je demande aux deux amies ce qu'est, pour elles, la longueur d'une "mini-jupe". A quelques centimètres de distance, la mini-jupe se situe juste au-dessus des genoux pour Amira et au niveau des cuisses pour Khouloud... Tout est question de point de vue... Mais ce qui est sûr c'est qu'au-dessus des genoux, une jeune femme doit s'armer de courage pour sortir sur l'avenue Bourguiba... D'ailleurs, dans la soirée, on apprend par Facebook qu'une professeure d'université a été verbalement agressée en cours par ses élèves car elle portrait une jupe...

vendredi 28 octobre 2011

Interdit de tuer


Autocollant sur l'ambulance du Croissant Rouge
Khaled propose de m’accompagner au siège du Croissant Rouge de Mégrine. Comme beaucoup de bénévoles, Khaled suit depuis un mois une formation spécialisée de premiers secours dans le cas où les élections entraîneraient des émeutes : « C’est à titre préventif, mais pour le moment c’est bon… » me dit-il. Lorsque j’arrive dans le bâtiment, le jeune infirmier attire mon attention sur les ambulances flambant neuf à l’effigie de l’association, alignées dans la cour. Yassine, le chargé de communication me reçoit dans son bureau, un œil braqué vers la télé allumée, une oreille tendue vers les « talkie-walkie », l’ordinateur et le téléphone à portée de main. « Dans le cadre des élections du 23 octobre, le Croissant Rouge tunisien s’est préparé pour intervenir en cas d’urgence, s’il y avait des manifestations ou des émeutes. En tant qu’organisme humanitaire, on est aussi auxiliaires des pouvoirs publics, on fournit un service médical d’urgence avec les ambulances. On soutient le travail du SAMU s’ils ont besoin de renforts. On coordonne ensemble et on opère ensemble sur le terrain. » Pourtant et malgré tout le travail fournit, le Croissant Rouge n’est composé que de bénévoles. « Pendant la révolution nous n’étions pas présents car on n’était financièrement pas prêts, nous avions des formations mais aucun matériel. » 
Khaled prend la tension de Yassine : Tout va bien!
Maintenant que le Croissant Rouge, membre du réseau international humanitaire avec la Croix Rouge et le Cristal Rouge, a reçu des fonds, ses bénévoles sont prêts à affronter toute situation d’urgence qui pourrait survenir. Ils sont d’ailleurs intervenus pour secourir et rapatrier en ambulance les blessés de la révolution en grève de la faim (voir billet n°9). Mais les élections se sont bien passées, dans le calme et… Yassine me montre comme en contre-exemple la télévision allumée sur les informations qui évoquent les manifestations à Sidi Bouzid suite à des listes controversées. Le Croissant Rouge de cette région doit sûrement être prêt à intervenir. Même si les élections n’ont pas nécessité d’intervention particulière, le Croissant Rouge ne chôme pas : catastrophes naturelles, immeubles en mauvais états dont le toit s’écroule… ils sont là, avec leur bénévoles. 

Le choix


Khaled, un jeune infirmier qui travaille comme bénévole pour le Croissant Rouge, me rejoint à mon désormais Q.G. le Café de l’Univers qui porte bien son nom tant les idées et les gens qui s’y côtoient sont universels… Très vite nous abordons le sujet qui m’intéresse : les élections. Le jeune homme me prévient avec calme et bienveillance qu’il parle en son nom seul et pas en tant que bénévole. Lorsqu’il m’annonce avoir voté pour Ennahda, je sens un malaise autour de la table, en cette période post-électorale les tensions sont encore présentes surtout pour la jeunesse de gauche qui digère mal les résultats des votes. Je comprends cette belle jeunesse passionnée mais mon travail est aussi d’essayer de comprendre ceux et celles qui ont voté pour le parti islamiste… Pour Khaled, Ennahda ne s’est pas compromis avec l’ancien régime et le fait que beaucoup aient été emprisonnés sous Ben Ali renforce la légitimité du parti. Le jeune homme, qui « n’a lu qu’un dépliant » sur Ennahda compare sa politique avec la Turquie qui demeure pour lui un exemple : « Je pense que c’est un parti islamiste non extrémiste comme en Turquie, qui respecte les droits de l’homme et de la femme, avec des principes et des valeurs ce qui est très important dans une société. » Lorsque je demande s’il pense qu’Ennahda va tenir ses promesses, le jeune homme répond : « Inch’Allah… Si Ennahda ne tient pas ses promesses, alors dans un an ils perdront leur place… ». Khaled a d’abord hésité à voter pour le CPR (Congrès pour la République) avant de se décider au dernier moment pour Ennahda. Je lui demande les raisons de ce choix final, si différent : « Toute ma famille a voté pour Ennahda, mon éducation et mon environnement m’ont beaucoup influencé. Je viens de Tataouine et là-bas des gens de ce parti ont été emprisonnés. L’un deux a gagné un siège… Pour moi, le choix s’est décidé dans les dernières 24 heures. Même si Ennahda n’avait pas gagné, je serais content car c’est la première fois de ma vie que je vais voter ». A 32 ans, Khaled avoue qu’il a changé de comportement vis-à-vis de la politique : « Pendant les élections, j’ai acheté les journaux, regardé la télé, été sur Facebook, j’ai parlé avec des gens cultivés comme un avocat pour leur poser des questions sur les élections, avant je ne me suis jamais intéressé à la politique… » Mais le jeune homme qui a tenté d’apprendre tant de choses complexes en si peu de temps a été déçu par les réponses : « J’ai posé des questions sur la droite et la gauche mais les gens cherchaient à me convaincre de voter pour leur parti, et ils ne m’ont pas convaincu car il n’y avait pas d’argument… ». Les militants de gauche savent maintenant ce qui leur reste à faire…

jeudi 27 octobre 2011

Voter après Ben Ali


Sonia et Monia, les deux jeunes ouvrières syndicalistes (voir billets n° 11 : La délégation et 21 : L'usine) ont également largement participé aux élections. A Ben Arous, banlieue sud et populaire de Tunis, elles ont milité pour Le Parti du Travail Patriotique et Démocratique (PTPD) « C’est le parti de notre syndicat l’UGTT » affirment-elles. Elles ont été distribué des tracts dans les usines, les bus, les magasins des quartiers de Mhamdia  mais selon elles, ce parti a commencé sa campagne trop tard. Au moins, elles auront réussi à convaincre certaines femme « de mettre une croix devant un parti, n’importe lequel » et de s’informer sur la politique en regardant la télé, afin « de participer ». Leur recommandation : « Regarder les buts de ce parti et voir s’ils sont malveillants ou bienveillants envers la femme. ». C’est déjà un début…

Monia dénonce les méthodes  d’Ennahda,
le parti islamiste
Concernant les résultats des votes, les deux amies sont unanimes : « Nous ne sommes pas contente qu’Ennahda ait gagné car ils sont contre la liberté de la femme, pour la polygamie etc. … Même si Ghanouchi dit qu’ils ne vont rien changer, on attend de voir… Et s’il ne tient pas ses promesses, ce sera simple : Dégage !!! » s’exclament-elles en riant avec un geste de la main. En parlant des femmes, elles ajoutent : « Il faut être solidaires, garder notre liberté ». Difficile dans un pays aussi divisé : « Les femmes cultivées sont contre Ennahda, mais la femme non cultivée vote pour, car elle ne comprend pas la politique de ce parti. » Le jour du vote, Monia explique qu’elle a vu des militants du parti islamiste distribuer des autocollants à certaines femmes : les vieilles, les femmes pauvres et illettrées. « Une femme m’a même dit qu’ils lui avaient proposé 30 dinars ! » Monia, l’air malicieux fouille dans son sac, elle m’explique avec fierté qu’elle a réussit à prendre l’un des autocollants distribués par Ennahda. Je me dis que le foulard qu’elle porte a dû lui faciliter la tâche car les militants d’Ennahda nient publiquement ces actions illégales. Elle me montre avec fierté la « preuve » qu’elle a réussit à garder. « Ils disaient aux femmes qui ne savent pas lire de mettre une croix à la 74ème place, poursuit-elle, certains leur écrivaient même le numéro sur la main. Mais c’est illégal, même si beaucoup de gens ont voté pour ce parti, ce sont des méthodes non démocratiques !» Monia et Sonia s’interrogent : «  D’où vient leur argent ? Si l’Amérique a donné de l’argent, pour quelle raison ? Veulent-ils le bien de notre pays ? Il reste un point d’interrogation… Ben Ali était le petit chien des Etats-Unis car ils prêtent beaucoup d’argent. »
Les deux jeunes femmes n’ont pas fini de s’interroger sur le monde complexe du pouvoir et des intérêts de nations impérialistes comme les Etats-Unis. « Ghannouchi a même distribué des repas aux pauvres… » Et les « pauvres » constituent une forte partie de la population… Pourtant, ces méthodes ne sont pas si éloignées de ce qu’a connu le pays avant la révolution - c’est-à-dire rappelons-le il y a 9 mois ! -  lors des votes « à 99,99% » pour Ben Ali. Monia raconte son témoignage des élections au temps du dictateur : « Un jour, j’ai participé au bureau de vote. A la fin des votes, une fois que le bureau a été fermé, on nous a obligés à changer les bulletins de vote… » Sonia, elle, avait participé comme simple votante : « J’avais pris la feuille verte et l’on m’a dit de mettre la rouge dans l’enveloppe… » Nous comprenons pourquoi elles n’ont plus jamais revoté jusqu’à ce jour du 23 octobre. « Je sens que je suis un être humain pour la première fois ! » me dit Sonia avec émotion « C’est un vrai vote ! Même si mon parti n’a pas gagné, je suis très contente d’avoir voté. Il ne faut pas oublier les gens qui sont morts le 14 janvier. Il faut travailler pour les objectifs de la révolution. »

Monia relativise la victoire d’Ennahda : « Certaines idées ne sont pas mal, si Ennahda respecte son projet, ça va, mais s’il change et applique l’islam des islamistes ce sera une catastrophe pour la Tunisie. Je suis musulmane et fière de cela, mais si l’islam limite ma liberté, je suis contre. J’applique ma religion comme je le souhaite et l’islam ne dit pas que les femmes doivent rester à la maison… » Je lui demande si les interprétations diffèrent : « Le coran est clair mais on peut jouer avec les mots, avec le texte… » Monia et Sonia tentent de me donner un exemple mais les difficultés de langage m’empêchent de noter les subtilités des différentes interprétations possibles. Mais j’ai bien compris que chacun peut, comme pour tous les textes sacrés, interpréter les choses à sa manière… Monia est néanmoins bien déterminée concernant sa liberté : « J’ai choisi moi-même de porter le foulard, mais le jour où Ennahda me l’imposera, je l’enlèverai ! ». A bon entendeur…

 « La religion n’est pas notre problème pour le moment, il faut d’abord s’occuper du chômage, du travail… La Tunisie aujourd’hui est très pauvre, Ben Ali a volé l’argent du pays. Comment va-t-on sortir de cette crise ? Et si on emprunte de l’argent aux autres pays, comment va-t-on rembourser la dette ? » reprend Sonia, soucieuse.

Persévérantes, les deux amies ont reçu des insultes à cause de leurs activités politiques. Interviewées dans la rue par la télévision Aljazira, elles se sont fait insulter par des passants rassemblés autour de la caméra, lorsqu’elles ont évoqué la liberté de la femme. Heureusement d’autres personnes ont pris leur défense mais la célèbre chaîne a dû arrêter l’interview… Les deux amies ont pu militer pour leur parti  et aller voter malgré les découragements de leurs employés et de l’entourage. Juste avant les élections, un chauffeur de taxi leur a même dit « Après le 23 octobre, vous allez rentrer à la maison ». Et elles sont toujours là, dans ce café de l’avenue Bourguiba :
« Malgré tout ça on est là et on continue la lutte ! »

Pour lire  mon article consacré à la lutte de Sonia et Monia, cliquez ici

Elections : Observations d’une blogueuse tunisienne

Sara Ben Hamadi à La Maison des Passages à Lyon le 30 septembre 2011dans le cadre de la semaine Femmes en Révolutions

Je retrouve la blogueuse Sara Ben Hamadi que j’avais interviewée à Lyon au mois de septembre (voir article). Elle a voté dans son quartier de La Marsa, « un quartier assez chic » me dit-elle. 
Posée, Sara analyse le résultat des élections qui a donné une majorité à Ennahda et approuve la comparaison avec la France de 2002 qui a vu l’arrivée au deuxième tour de la présidentielle du Front National. Selon elle, le résultat est d’abord dû d’un côté à l’éparpillement de la gauche, de l’autre au fait qu’il n’y avait qu’un seul parti religieux. D’où le score forcément élevé. « Si les partis de gauche s’étaient alliés… » Néanmoins, Sara reste surprise par le score obtenu par le parti islamiste : « Je leur donnais entre 20 et 30% mais pas 40%. Quand tu regardes autour de toi, tu ne vois pas cette majorité-là. » S’étonne-t-elle. Pourquoi ce vote massif ? « La première raison est l’éparpillement de la gauche, la deuxième est qu’il n’y a pas eu de débat de fond. Le sujet principal de la campagne était la religion. Comme si la religion c’était seulement Ennahda. Je suis musulmane mais je pense que la religion est un débat qui n’a pas lieu d’être. C’est un débat importé. » De plus, une liste fortement remise en cause par l’ISIE, qui a appelé à manifester à Sidi Bouzid hier soir, aurait illégitimement raflé des sièges : « Il s’agit de la liste indépendante de Hachmi Hamdi, riche homme d’affaires vivant à Londres, ex-islamiste devenu ensuite pro-Ben Ali et propriétaire d’une chaîne de télé émettant depuis Londres. Il n’a pas mis les pieds en Tunisie depuis le 14 janvier et pourtant il a raflé 30 sièges avec 500 000 voix, le double du PDP ! Dans son programme, il promettait des soins gratuits, des allocations chômage etc. … Les gens ont voté pour des promesses qui ne sont pas possibles vu la situation actuelle du pays. Ils n’ont pas voté pour quelqu’un qui écrive dans la constitution, non, ils ont besoin de manger ! » Sur les 217 sièges de l’assemblée constituante, près de 89 sièges ont été gagnés par le parti islamiste : « Ennahda faisait des meetings à l’intérieur du pays et parlait de lutte des classes, de justice sociale etc. Ils ont compris ce qu’il fallait faire. Les gens pensent d’Ennahda qu’ils sont des gens honnêtes, ils ont toute leur sympathie car ils ont été emprisonnés et persécutés par Ben Ali. Pourtant, le leader du PDP a lui aussi été emprisonné, il a même fait la grève de la faim. Mais en janvier, il a fait l’erreur d’avoir un discours conciliant avec l’ancien régime. Il a prôné une transition douce et pas une rupture. On a oublié son militantisme d’avant le 14 janvier où il s’est énormément battu. » C’est une grande défaite pour le PDP qui a eu 17 sièges à l’assemblée tandis que Hamdi a obtenu 30 places. Sara constate avec amertume : « On a une Tunisie à deux vitesses, et là on le voit. Une partie de la Tunisie a voté pour la constituante, l’autre se foutait éperdument de tout cela et pensait à manger, à ses besoins économiques et sociaux. »

Affiches électorale sur l'avenue de Paris à Tunis
L’assemblée constituante maintenant élue, elle va devoir mettre en place un gouvernement transitoire et nommer le président par intérim. Certains partis ne veulent pas se compromettre dans un gouvernement à majorité islamiste, d’autres vont faire alliance sans problème. Certains pensent qu’Ennahda n’étant pas capable de gouverner le pays, il leur faut participer au gouvernement transitoire même si pour cela ils risquent de voir leurs efforts attribués au parti islamiste. « Le PDP refuse catégoriquement de faire partie d’un gouvernement avec Ennahda. La liste Akef Tounes (centre droit) qui a eu 7 sièges a dit qu’elle refusait d’entrer dans le gouvernement tant que sa famille politique n’en faisait pas partie, c’est-à-dire les partis progressistes comme le PDP et le PDM, mais ils sont en train de négocier… ». Il y a de quoi s’emmêler les pinceaux entre les différentes familles et classifications qui changent suivant d’où l’on se positionne : « Afek considère le PDP comme sa famille politique… » constate Sara qui ne semble pas partager cette opinion. A propos du parti islamiste, Sara relative : « 40% c’est beaucoup mais pas suffisant pour une majorité… Ennahda dit qu’ils ne toucheront pas au statut du code personnel. On verra bien… Certains qui ont voté pour eux sont modérés. Ennahda a conscience d’un certain rejet de la population c’est pourquoi ils ont affiné leur discours. Mais ce parti a beaucoup d’argent, d’où vient-il ? Ils louent un immeuble à 30 000 Dinars par mois, l’argent vient de l’étranger, peut-être des pays du golf, ce n’est pas normal. Ils font de l’humanitaire au lieu du social !». Sara considère l’importance de ces élections sur le long terme : « Tu écris une constitution pour au moins cinquante ans, c’est l’avenir du pays, l’avenir de nos enfants ! » L’assemblée constituante va également déterminer le prochain régime du pays : présidentiel, parlementaire ou mixte. La mise en place de cette nouvelle constitution est censée ne pas dépasser une année. Mais comment vérifier que les articles de la constitution seront conformes aux exigences de la révolution ? « On demande à ce que les débats soient retransmis en direct pour garantir un maximum de transparence. On demande également qu’il y ait un référendum lorsque la constitution sera terminée. » Sara avoue qu’elle oscille entre optimisme et pessimisme : « Les résultats sont là, il faut les respecter. Il faut rester vigilant et comprendre pourquoi ça n’a pas marché pour ne pas refaire les mêmes erreurs. J’ai essayé de sensibiliser les gens pour qu’ils aillent voter mais sans influer sur le vote. Il y a des gens qui sont morts pour que l’on puisse voter. C’est un droit et un devoir. »

Affiches électorales dans le quartier du Bardo à Tunis
A propos de la peur du parti islamiste, Sara me dit : « Les femmes qui portent le niqab sont plutôt à l’extrême droite, ce sont les salafistes, pour eux c’est un péché de voter. La démocratie est un péché. Mais beaucoup de personnes pensent à l’Algérie de 1991, l’exemple est dans toutes les têtes, même si on est inquiets, on a respecté le vote. Il n’y a pas eu de grosse contestation. L’armée et la police ont fait leur travail correctement, ils ne se sont pas mêlés aux élections. On a aussi en tête la révolution iranienne de 1979… La Tunisie n’est ni l’Algérie, ni l’Iran.

mercredi 26 octobre 2011

Elections : féministes, le combat commence à peine


A 16h00, je rejoins Meriem Zeghidi à l'université féministe où l'ATFD se réunit pour la première fois depuis les élections. Dans le bureau, j'avise la bibliothèque où se côtoient des livres en arabe, français et anglais sur les femmes. "Nous voulons mettre en place un fond pour que les personnes puissent emprunter les livres qui traitent des femmes et du féminisme." me précise Meriem. Lorsque je l'ai appelée lundi, au lendemain des élections, elle était très fatiguée et déprimée. Aujourd'hui, elle est très affectée par le score élevé d'Ennahda et de certains partis quasiment inconnus avant les élections. Le score misérable du PCOT lui semble également incompréhensible. Meriem a fait campagne pour la liste indépendante Doustourna qui réuni les associations qui ont travaillé sur la constitution de Mahdia, à laquelle nous avions assisté au mois de juillet. " Nous avons fait une très belle campagne , c'était serré avec le PDP." me dit-elle. Pourtant, la liste n'a pas eu un seul siège à l'assemblée constituante... "Pour les féministes, il faut tout revoir depuis le début. Avec Ennahda, on est face à un bloc majoritaire dans la constitution et ils seront probablement dans le gouvernement.  Ils ont beaucoup d'argent et travaillent de manière efficace. Pour la gauche, l'heure est à l'union, on ne peut plus se permettre d'être éparpillés. On ne sait pas ce qu'il va se passer dans les dix prochains jours, comment vont réellement se conduire ceux qui disaient ne jamais s'allier avec les islamistes. Par rapport aux droits des femmes, je ne pense pas qu'il y ait une réelle menace. Par contre, dans le quotidien des femmes ça peut être dangereux. On peut laisser les textes de loi indemnes mais intimider les femmes dans les quartiers. Les lois avancent dans un sens mais les pratiques peuvent reculer. Par exemple, dans les tribunaux, la loi qui est toujours une interprétation peut être interprétée d'une façon néfaste pour les femmes. Elles seront les premières victimes. C'est là qu'il va falloir se battre, et la société civile sera là, vigilante! Certaines copines féministes ont même dit qu'elles s’installeraient devant le siège de la constituante!" dit Meriem en riant. Puis elle lance, déterminée, avant d'aller rejoindre les autres femmes pour la réunion : "Pour moi, le combat commence à peine!".
Je propose à Meriem de la revoir dans quelques jours, une fois que les femmes de l'ATFD auront digéré les résultats des votes et commencé à travailler sur une nouvelle direction...

Elections : Observatoire du genre… humain


A 10h00 je retrouve Hend au désormais fameux et incontournable Café de l’Univers. La jeune femme de 21 ans est déçue des résultats du vote. Nerveuse et contenant difficilement sa colère, elle dit avec toute la fougue de sa jeunesse : « Je suis trop énervée, trop déçue… Si ça va mal ici, je me casse en Turquie. Ma grand-mère maternelle est kurde… ». Hend vient d’une famille communiste et bien qu’elle se dise elle-même anarchiste, elle a voté pour la liste communiste Wataniyoun Dimokratioun qui a obtenu deux sièges me dit-elle. Mais cette jeune tunisoise milite beaucoup dans les associations : à l’AFTURD (Association des Femmes Tunisiennes pour la Recherche et le Developpement), à la Ligue des Droits de l’Homme ; elle a également milité pour Amnesty International.
Hend a été observatrice à Sfax durant ces élections pour l’Observatoire du genre mis en place par l’ATFD, le GCI (Gender Conserns  International) et la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme. Elle fait partie des cinquante observatrices du genre sélectionnées par ces associations. Selon elle, la participation des femmes a été importante : à hauteur de 39,89% des votant(e)s dans toute la Tunisie. Mais il y avait davantage de femmes âgées ou matures et d’adultes que de jeunes : « La jeunesse féminine n’a pas énormément participé ». Hend a vu certaines femmes complètement perdues et guidées par leur mari ou leur fils : « A Sfax, un homme barbu accompagnait sa femme qui portait le niqab, paniquée elle attendait que son mari lui dise où mettre la croix. ». La jeune tunisienne déplore l’analphabétisme et l’ignorance de beaucoup de femmes. « Je ne pensais pas qu’il y avait autant d’adultes analphabètes en Tunisie », constate-t-elle. « Dans les zones rurales il y a une seule école pour plusieurs villages et pas de moyens de transport. Les parents ont peur d’envoyer leur petite fille à l’école, la « peur du loup » est encore présente ». Je demande à Hend de préciser de quel"loup" elle parle, l’animal ou le métaphorique, c'est-à-dire l’homme avide de « manger » les petites filles. « Les deux » me répond-elle. Elle poursuit : « Hammami (le leader du PCOT nda) racontait lors d’un meeting qu’étant jeune, issu d’une famille pauvre, il vivait dans un village et n’avait pas de chaussures ; quand il pleuvait, il ne pouvait pas aller à l’école… Durant toutes ces années, Ben Ali ne s’est pas préoccupé des zones rurales… De plus notre éducation est faite sur de mauvaises bases : les méthodes pédagogiques n’existent pas, les manuels scolaires sont insipides, on n’apprend pas l’esprit critique, on te dit que tout va bien, que le Président est le meilleur du monde… A l’école aussi tu n’as pas le droit de critiquer le professeur même s’il se trompe. Il y a deux ans, lorsque je passais le bac, une prof de français a écrit sur le tableau "vedeo". Je lui ai dit « Madame, c’est "vidéo" ». Elle m’a dit « Quitte la classe ! »… Mais j’ai photographié le tableau ». Hend sort alors son téléphone portable avec lequel elle photographie régulièrement les erreurs de ses professeurs et me montre la photo d’un tableau noir rempli de signes blancs. A la fois amusée et fière de pouvoir montrer une preuve de ce qu’elle avance, elle me montre l’erreur qu’elle a relevé. C’est un cours de mathématiques, matière dans laquelle je ne suis moi-même pas très forte : je la crois sur parole.
Hend au Café de l'Univers
Nous revenons à ses observations concernant le vote. Elle estime que les femmes ont voté majoritairement pour Ennahda : « Elles sont toujours sous la tutelle de quelqu’un, soit le mari, soit la famille, soit l’état. Elles sont soumises et n’ont pas la même éducation que les hommes. Certaines sont frustrées sexuellement aussi, elles n’arrivent pas à se libérer, si elles ne se marient pas elles deviennent folles à cause de leurs délires sexuels. » Hend évoque la jalousie de certaines femmes envers celles qui sont davantage libérées. Excédée et en colère contre celles qui ont voté pour Ennahda, elle sait ce que signifie pour les femmes tunisiennes les risques induits par la montée en puissance d’un parti islamiste. « Ici, une femme ne peut pas fumer dans la rue. Moi je le fais. Et quand je marche dans la rue, des hommes me disent « Éteins ta cigarette! ». Hier soir, je marchais en fumant une cigarette et on m’a crié "Ennahda !", genre "les filles rentrez chez vous car Ennahda est là !"... Mais les femmes ont participé à la révolution ! Ce n’est pas une révolution islamique ! ». Portée par ses propos, la déception d’Hend se transforme en colère : « C’est bien fait pour la gauche, ils ne travaillent pas ! Ils restent au café à parler de théorie et ne sont pas assez proches du peuple ! ». Hend déplore également le fait que dans beaucoup de bureaux de vote des files hommes et femmes séparées se soient mises en place. Je lui demande d’où vient selon elle cette initiative : elle ne sait pas. À Sfax un homme lui a répondu « C’est les femmes qui ont décidé ». Quand je lui demande pourquoi à son avis Ennahda a fait un score aussi élevé, elle répond : « Dans les mois précédant les élections, Ennahda offrait des parfums, de la nourriture, des circoncisions, des mariages aux jeunes… Pendant le bac, ils offraient des bonbons, des chocolats, ils étaient toujours souriants.  D’où vient l’argent ? Pas de l’intérieur (du pays) en tous cas. Ils ont des locaux partout. A Montplaisir, ils ont un immeuble entier avec des ascenseurs, des secrétaires, des grooms… Ce parti arrive en février et il commence sa campagne… » Je lui demande que devrait faire la gauche selon elle : « Je crois que cette élite qui se prend pour Dieu doit s’organiser. Il faut avoir des bureaux dans chaque village, agir sur la précarité, l’éducation des femmes. C’est un travail d’organisation ». Il faut aussi de l’argent pour acheter un siège dans les villages etc… C’est un travail sur le long terme… »

Au café de l'Univers l''hispano-italienne Nieves discute avec
le français Vincent. Ici tout le monde se croise et se parle.
A ce moment, une dispute éclate à deux tables de nous. Un homme qui a l’air très énervé menace en arabe un autre homme. Je demande à Hend ce qu’il dit. Elle me répond qu’il attaque la chaîne Nesma qui a diffusé le film Persepolis. Je suis étonnée car on m’a dit que ce café était le rendez-vous de la gauche tunisienne. « Il y a beaucoup d’infiltrés qui viennent ici écouter ce qu’il se dit… ». Elle m’explique que suite à la manifestation des islamistes contre le film, la société civile a manifesté pour la liberté d’expression. D’ailleurs à ce moment-là arrive Yosra, une jeune femme qui a participé à cette manifestation : "Nous étions deux mille" dit-elle. Vincent qui était à la manifestation n'est pas d'accord sur le nombre qu'il estime inférieur. Il raconte qu'on a utilisé son image pour discréditer la manifestation en disant qu'elle était menée par un occidental, alors qu'il n'était qu'un observateur. Un homme se joint à notre table : Habib a voté pour Ettakatol (centre gauche). Pour lui la victoire d’Ennahda est un « vote sanction ». « La gauche est passée à côté du peuple…Il faut affronter le résultat en face… ». Yosra répond « Il faut travailler, aller de l’avant. Mais c’est vrai qu’on a eu des obstacles… ». S’ensuit une discussion entre les deux tunisiens qui semblent en désaccord…Une chose est sûre : la gauche tunisienne va devoir trouver un terrain d’entente.

mardi 25 octobre 2011

Elections : après la gueule de bois


L’ambiance a changé... A l’hôtel où je réside depuis trois jours dans le centre de Tunis, les journalistes ont laissé la place aux touristes. Je ne les vois plus alignés sagement dans le hall, pianotant le nez sur leur portable, connectés à internet via la Wifi. Deux jours après les élections, ils sont partis couvrir d'autres événements dans le monde, laissant les tunisiens à leur destin...
Je téléphone à ceux que je connais : c’est la déprime, les résultats confirment un taux de vote de plus de 40 % pour Ennahda. La journée s'annonce encore maussade.


Dans le local de l'association, ne restent que les matelas des grévistes et quelques pancartes...

Vers midi je reçois un texto des italiens : les blessés de la révolution font une grève de la faim depuis une semaine pour réclamer des soins à l’hôpital. Lorsque j’arrive au local de l'association qui les accueille, les huit grévistes sont déjà dans les ambulances : ils ont obtenu ce qu’ils voulaient "un texte vient d’être voté" en ce sens me dit un jeune homme de l'association, l'air à la fois éprouvé et soulagé. Sur la place de la Kasbah d’autres blessés manifestent se mêlant avec les mères des martyrs « morts pour la révolution ». L'une d'elle brandit une photo de son fils tout en expliquant à une caméra de l'AFP (Agence Française de Presse) pourquoi en tant que mère d'un "martyr", elle soutient les autres blessés et mutilés qui ont fait la révolution sans recevoir aucune reconnaissance ni  dédommagement concernant des blessures très graves qui n'ont pas été soignées. Ici, les hôpitaux n'acceptent les blessés que s'ils payent à l'avance... "C'est aussi grâce à eux que les gens ont pu voter dimanche!"... La mère du jeune homme "mort pour la révolution" explique qu'après la mort de son fils elle a du quitter sa maison : veuve, elle ne pouvait plus subvenir à ses besoins. Au chagrin intense s'ajoute la situation économique précaire dans laquelle vivent une majorité de tunisiens. Tout en rendant un hommage à son fils, victime parmi les victimes anonymes de l'ultime répression de Ben Ali, cette femme a encore le courage et la force de soutenir ceux qui subissent dans leur chair meurtrie le manque de soins et de reconnaissance.
Une mère brandit l'image de son fils mort durant la révolution. Elle soutient les blessés de la révolution qui manifestent place de la Kasbah
Un homme tente d'expliquer à la caméra de l'AFP pourquoi il manifeste en tant que blessé de la révolution

En pensant à toutes les petites manifestations qui éclosent depuis la révolution, je me dis que le peuple tunisien a pris l’habitude de réclamer ses droits. Et ça c’est une grande avancée…

Le soir, je rejoins Fedia et ses amis au café. Le moral est au plus bas. Ils ne veulent pas parler de politique mais en même temps ils ne pensent qu'à ça. Ils hésitent à se rendre au Palais des Congrès où est réunie la presse et où les résultats doivent être annoncés au compte-goutte par l'ISIE (L'Instance Supérieure Indépendante pour les Élections). J'essaie néanmoins et sans grande conviction d'orienter la discussion vers la politique. L'ami de Fedia semble  plutôt blasé. Il me dit ne pas être étonné par le score d'Ennadha, prévisible. Selon lui, il n'y a pas lieu de s'inquiéter puisque "la gauche est majoritaire". Étonnée, je lui demande comment il définit la gauche. "Ici, la gauche et la droite c'est par rapport à Ennahda. Les islamistes sont à droite et le reste c'est à gauche" me répond  d'un ton assuré le jeune homme, étudiant ingénieur. Je lui demande s'il prend en compte l'aspect économique dans sa définition de la gauche et de la droite. Il me répond qu'en Tunisie "ça ne marche pas comme ça". Fedia n'est pas d'accord avec lui. Pour elle, la gauche et la droite se définissent par leur programme économique bien sur. Elle est pour une école publique tandis que son ami pense que les écoles doivent être toutes privatisées. Lorsque j'évoque les très bas salaires des travailleurs du tourisme alors que le tourisme rapporte de l'argent aux entreprises, notamment occidentales, il me répond que c'est mieux que rien du tout, "comparé à ceux qui n'ont pas de travail"... Je ne sais comment interpréter cela... Le jeune homme, qui ne veut pas dire pour qui il a voté même à sa petite-amie, essaie de relativiser le nombre de sièges acquis par Ennahda. Selon lui, il y aurait de toutes façons un pourcentage maximum de sièges par liste même celles qui ont fait un score très élevé... En réalité les gens ne savent pas exactement comment va se dérouler cette assemblée constituante ni quelles sont les règles exactes qui ont été définies...
Fedia est déçue par son peuple qu'elle semble soudain découvrir avec stupeur à travers ces élections. En me quittant elle me dit à quel point elle se sent seule dans son propre pays. Je tente de la réconforter mais je suis moi-même très peinée. Je me vois moi-même au lendemain de l'élection de 2002 lorsque Lepen était apparu au second tour à côté de Chirac. La même incompréhension mêlée de stupeur...

lundi 24 octobre 2011

Elections gueule de bois



La Tunisie a voté et les comptages ont commencé. On n’aura pas les résultats définitifs avant demain soir. Le journal tunisien francophone « La Presse » indique un taux de participation énorme : 70%. D’autant plus remarquable que l’accession au vote n’a pas été facilitée notamment par rapport au temps restreint laissé pour les inscriptions. En réalité, je me rends compte que c’est 70% des gens inscrits, sachant qu’à peine la moitié des tunisiens en âge de voter sont allés s’inscrire…
Je vais faire un tour du côté du café de l’Univers. Pendant que je bois mon café, je reconnais la célèbre blogueuse Lina Ben Mheni que j’ai vu la semaine dernière dans le documentaire « Plus jamais peur ». Elle va et vient devant le café, le portable collé à l’oreille. J’aimerais lui parler mais à peine son téléphone raccroché, elle a disparu. Je discute avec un couple de journalistes free-lance hispano-italiens qui me proposent de venir à 15h30 rencontrer la blogueuse. Ils ont rendez-vous avec elle pour une interview. Vincent le français me dit la connaître : « C’est une star… Elle a même été menacée du prix Nobel de la paix ». Je rigole. « C’est elle qui le dit comme ça » me répond-il.
Sur l’avenue Bourguiba, l’ambiance est étrange, flottante. Frederico et Nieves, le couple de journalistes hispano-italiens me font part des rumeurs qui courent : une manifestation de femmes devrait avoir lieu à midi puis à 16h00 puis plus rien… Il y aurait eu des fraudes… Ennahda aurait payé des femmes pour qu’elles votent pour eux. Elles auraient caché des portables sous leurs vêtements et au moment de cocher la case dans le secret de l’isoloir, auraient photographié le bulletin comme preuve de leur vote afin de recevoir la rémunération promise… On parle d’un vote record pour Ennahda, certains disent qu’ils atteindraient les 75%. Je reste sceptique quand à tous ces débordements fébriles et attends d’avoir des résultats fiables…
A 15h30 je rejoins Frederico et Nieves au café. A 17h00, lajeune blogueuse n'est toujours pas là. Excédés, ils décident de partir. Commentaire laconique de Vincent : « C’est ça être une star… ».
Aujourd'hui, petite journée pour tout le monde donc...  sauf les gens d'Ennahda. 

dimanche 23 octobre 2011

Les élections 6 : Discussion politique au café après le vote

Une fois qu’elles ont voté et que nous sommes enfin dehors, je propose à Fedia et Amira de leur offrir un verre au café. Après un moment d’hésitation où Fedia m’explique que le dimanche elles sont censées plutôt rester avec la famille, elles décident d’aller dans un café un peu éloigné de Saïdia. Fedia préfère que les gens ne la voient pas fumer, ils pourraient « parler ». Je me rends compte à quel point le regard et le jugement de l’autre est encore très présent dans le quotidien. Attablées à l’intérieur d’un café assez chic, nous commandons à boire. Fedia discute en arabe avec la serveuse qui dit ne pas savoir pour qui voter. Je vois Fedia et Amira tenter de dessiner le logo du PCOT mais la faucille et le marteau ne sont pas évidents à reproduire. La serveuse finis par comprendre. Mais le patron arrive aussitôt et une discussion très vive éclate entre lui et Fedia. Je ne comprends pas les paroles mais je devine que l’homme est contre le PCOT. Fedia semble vivement attaquée. Une fois qu’il est enfin parti Fedia me dit qu’elle est mécontente car l’homme a traité son parti « d’opportuniste ». Il va certainement voter pour Ennahda.


Fedia m’explique que dans sa famille tout le monde est syndicaliste et de gauche. Son père, professeur est délégué syndical ainsi que sa mère, également professeure, bien qu’elle ait dernièrement mis de côté ses activités militantes. Fedia se dit presque déçue de suivre si facilement la voie de ses parents tous deux à gauche. Ce n’est pas le cas d’Amira dont le père est conservateur à tendance islamique : « Depuis hier toutes mes tantes m’appellent pour me demander de ne pas voter PCOT, que c’est mauvais pour le pays etc… C’est mignon ! » dit-elle dans un sourire plein d’affection. Puis à nouveau, je ressens ce mélange de joie et d’inquiétude chez les deux amies. Bien qu’il n’y ait officiellement aucun résultat, les sondages indiquent 30% de vote pour Ennahda, le parti islamique. L’inquiétude est réelle. Fedia nous dit : « J’ai toujours été optimiste jusqu’à aujourd’hui. Mais la démocratie toute seule ne peut rien. Par exemple, Hitler a bien été élu démocratiquement ! Ici, il n’y a pas d’éducation politique, pas de conscience, on n’a pas été éduqués. On est naïfs, on croit aux belles paroles… La gauche ne s’est pas unie, chacun a  travaillé pour son compte. Il faut que la gauche change et se rende compte qu’il faut s’unir ! » Amira renchérit, amère : « J’aurais aimé que ce soit une élection présidentielle pour qu’ils se rendent compte tout de suite des conséquences de leur choix… ». Fedia explique, rêveuse : « J’aimerais que dans la constitution, il y ait un point sur la souveraineté du peuple, qu’elle soit horizontale, tout en restant en contact avec le peuple. » « Les autres pays ont des agendas pour nous » poursuit Amira. « On n’a pas notre propre agenda, reprend Fedia, au niveau économique il faut un changement international, contre le capitalisme… Avec les indignés ça va bouger ! Pourquoi attendre 20 ans avant de faire une nouvelle révolution ? Economiquement, je ne vois pas de changement, les pauvres ne vont pas s’enrichir car les gens d’Ennahda sont très libéraux, capitalistes… » Je demande à Fedia si le mouvement des indignés est suivi en Tunisie : « Il n’est suivi que par les élites ! Quelques uns ont appelé à faire un mouvement le15 octobre mais il n’y avait personne. Le peuple tunisien ne veut pas faire de sacrifice maintenant. On n’est pas encore individualistes en Tunisie, il y a peu de SDF, la famille s’occupe des gens même si l’état ne s’en occupe pas. » Nous parlons des risques éventuels d’alliances de certaines listes avec Ennahda : « Si le PCOT se lie avec Ennahda, je vais devant leur local avec une pancarte pour dire « J’ai voté pour toi et tu m’as trahie ! »s’écrie Fedia. Amira considère que « l’intérêt de voter pour le PCOT est que l’on sait où ils se situent contrairement aux listes indépendantes dont on est moins sûrs.. »

Elections 5


Je m'attendais à voir une longue table remplie de bulletins (80 listes). En réalité une seule feuille est distribuée avec une case à cocher en face de la liste choisie. On n'a droit qu'à une seule erreur : "Si on s'est trompé on peut redemander une feuille, mais une seule fois." me dit Amira.

Derrière l'isoloir, Amira coche la liste
qu'elle a choisi : "Un vote utile"...

13h30, l'urne est déjà bien remplie...

Elections 4



 


L'encre bleue est censée être indélébile durant 24 heures. Elle a valeur de validation du vote et empêche une personne de se présenter deux fois. Chacun doit montrer "patte blanche" au sens quasi-littéral du terme.


Elections 3

Les salles de l’école primaire de Saïdia ont été réquisitionnées pour les bureaux de vote
Dans la cour de l’école, les files sexuées sont à nouveau reconstituées. Les militaires font entrer tour à tour des groupes de même sexe en nombre équivalent. Je demande à une dame qui fait la queue comme nous pourquoi les femmes sont séparées des hommes : « Parce que… c’est plus pratique pour compter… » me répond-elle.
Partout des affiches expliquent le déroulement du vote

Aux entrées des 4 salles le rythme est différent, on fait entrer un homme pour une femme. « C’est plus égalitaire » me répond le jeune homme qui barre l’entrée du bureau n°3. C’est en effet une certaine vision de la parité…

cela fait presque 1h30 que nous faisons la queue… Mais pour un jour si important le temps ne compte pas !
Certains sortent vite en se frottant le doigt pour effacer l’encre qui prouve qu’ils ont voté. D’autres semblent soulagés. Mais cet acte ne laisse personne indifférent. Deux jeunes sœurs sortent en riant de bonheur, leur index taché d’encre levé vers le ciel, telles des déesses prémonitoires. Je les prends en photo et leur demande pour qui elles ont voté : « Pour le CPR, car ce sont les plus honnêtes. Les autres partis sont soit d’extrême-droite, soit d’extrême-gauche. Ça permet des libertés pour tout le monde, le respect de la femme, le code du statut personnel. Tous les membres du CPR ont milité et jusqu’au 13 janvier (1 jour avant la fuite du dictateur nda), le leader n’a pas changé d’avis. Le programme sur l’éducation, la santé etc… est bien. »



Elections 2

Ravie d'avoir voté,elle a choisi la liste Atakol
Une jeune fille sort de l’école ravie d’avoir voté et montre son doigt à ses amies qui attendent encore. Je la prends en photo et lui demande pour qui elle a voté et pourquoi : « J’ai voté pour Atakatol (le parti social-démocrate) car Mustapha Ben Jaafar est un homme honnête. (…) La liberté d’esprit (d’expression ? nda) est un point très important. Il va renforcer le rôle de l’armée et l’on va rester dans un pays à la fois musulman et laïque. » Près d’Amira une jeune femme va également voter pour cette liste : « Leurs objectifs ne sont pas trop exigeants et ce n’est pas éloigné de notre ancien mode de vie. » Lorsque je demande plus de précision par rapport au programme proposé par ce parti, une autre femme m’explique : « Ce n’est pas par rapport au programme mais plutôt aux positions prises par M Ben Jaafar. Pendant le gouvernement transitoire de Ghannouchi qui est corrompu avec l’ancien régime, il n’a pas voulu rester. »
 

Il est vrai que l’ancien dictateur a réalisé un bon travail de sape. Mais je n’oublie pas que le président français actuel n’est pas en reste et que les deux « amis » ont partagé certaines visions et stratégies, du moins sur certains points… 

Mais revenons à nos moutons, si je puis m’exprimer ainsi…

Je vais voir du côté des hommes. Certains acceptent de me dire pour qui ils vont voter à condition que les autres n’entendent pas. Sur les 6 hommes que j’interroge, trois voteront pour le CPR car le leader est « honnête et sérieux », un autre votera pour le PDP car le leader est « le plus sincère » et c’est « le seul parti contre Ennahda », un vieux monsieur va voter pour « la liste 54 », en réalité Ennahda et une personne me dit voter pour la liste Afek Tounis (Perspectives) d’Ahmed Louziv, « parti centriste qui respecte l’article 1 de la constitution stipulant que les tunisiens sont musulmans, qui est pour l’économie de marché et l’ouverture vers l’extérieur… ».
 
Je constate une fois de plus que les mots « honnêteté » et « sincérité » reviennent souvent dans la bouche des tunisiens, marqués par le régime dictatorial et corrompu à l'extrême de Ben Ali.

 
Je retourne dans la file des femmes où la mère d’Amira arrive tout juste. Elle me dit hésiter entre trois listes : Atakatol, Doustourna et le PDP. Selon elle, ce sont presque les mêmes programmes, seuls quelques « petits détails » diffèrent. Mais impossible de savoir lesquels… Amira ne dit rien. Elle sait depuis le début que son père votera pour Ennahda. Au final, sa mère se décidera pour Atakatol.

Elections 1

A 11 heures, je rejoins Amira dans le quartier du Bardo où vit sa famille à Tunis. Elle est très fière d’aller voter dans son ancienne école primaire Saïdia. Dans ce quartier de l’est tunisien où elle a grandi, Amira connaît beaucoup de monde. Sur le trajet qui nous amène vers l’école, les voitures klaxonnent, elle dit bonjour, s’arrête trois secondes pour discuter avec des voisins et des voisines qui eux ont déjà voté car les bureaux de vote sont ouverts depuis 7 heures du matin. Nous rejoignons un petit groupe. On se salue, on s’embrasse, on continue de parler politique parfois vivement même si l’on s’aime bien car ici tous les jeunes ont grandi ensemble....  Un américain, professeur de politique vivant à Paris, écoute avec attention. Il me dit en deux mots comment il perçoit l’ambiance : « Joie et inquiétude ». C’est également mon ressenti : joie d’aller voter enfin et inquiétude quand aux résultats… Fedia, une amie d’Amira, comme elle membre de l’OCT (Organisation de Citoyenneté Tunisienne) et qui a participé à la constitution de Mahdia se joint à nous ainsi qu’Insaf, la sœur d’Amira. Insaf va voter pour la liste indépendante Doustourna, qui regroupe plusieurs associations dont celle de sa sœur. A ma grande surprise, Amira a décidé de ne pas voter pour cette liste : « Jusqu’à hier soir je pensais voter Doustourna mais lorsque j’ai vu qu’Ennahda (le parti islamique nda) allait avoir beaucoup de voix, j’ai décidé de voter utile et de soutenir le PCOT ». Son discours me rappelle de mauvais souvenirs (dans une autre mesure et d’autres circonstances bien sûr…). Sa sœur Insaf n’est pas d’accord : « Il faut voter pour les petites listes car à l’assemblée il restera des places pour les petits partis qui peuvent acquérir au moins 1 siège. » Sur les radios, les spots incitant à aller voter tournent encore aujourd’hui. Et bien que le Président de l’ISIE (Institut …) ait déclaré officiellement aux gens qu’ils ne devaient pas prendre en compte les sondages pour leur vote, les rumeurs circulent...

A gauche, la file des hommes
Dans la foule qui se presse devant l’école, encadrée par des militaires, je remarque deux files : à droite celle des femmes et à gauche celle des hommes. » La file des femmes est plus courte que celle des hommes, constate Amira, probablement plus d’hommes vont voter. » Fedia, elle, trépigne de colère : « J’aimerais bien me mettre dans la file des hommes. Mais je ne peux pas car je suis connue dans le quartier et l’on pourrait embêter ma famille en critiquant mon comportement ». Je demande à Fedia comment s’est décidée cette séparation sexuelle : «  Ça a été spontané, dans certains quartiers les gens se sont mélangés ! Ici un petit groupe d’homme s’est mis d’un côté puis un groupe de femmes et au fur et à mesure ça s’est instauré comme cela. »

Amira attend son tour dans la file des femmes