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vendredi 16 mars 2012

Redeyef : Les mères (symboliques) des martyrs


Au bout de la rue commerçante de Redeyef,
le portrait d’un des martyrs de 2008 nous accueille…
Tawfik me conduit au local de l’association du Forum (Forum Tunisien des droits économiques et sociaux) où se trouve également l’association féminine « Les Mères des martyrs ». Le local associatif, tout neuf, détonne avec son trottoir pas terminé donnant sur la petite rue en terre battue en plein centre de Redeyef. A peine entrée, je tombe sur le bureau où un homme s’affaire derrière un ordinateur tandis qu’une jeune femme passe un fax le téléphone à l’oreille. Ici, on ne chôme pas ! L’espace est composé de deux pièces : le bureau dans l’entrée et la salle de réunion juste à côté. On me présente l’homme au bureau : c’est le « fameux » Adnan Hajji, responsable syndicaliste à Redeyef, porte-parole du mouvement du bassin minier de Gafsa, emprisonné, torturé et pourchassé par la police de Ben Ali avec Bechir Labidi en 2008. La jeune femme affairée, c’est Meriem Tabbabi que Tawfik doit me présenter. En plus de travailler pour le Forum Tunisien des droits économiques et sociaux, elle est chargée de la communication et des médias au sein de l’association des mères des martyrs. Celle-ci, m’informe Meriem, a été créée juste après la révolution en janvier 2011 mais l’association a été déclarée il n’y a que deux mois. Il faut rappeler qu’un nombre important d’associations tentaient malgré tout de se créer sous Ben Ali sans jamais obtenir d’autorisation… Après la révolution, les demandes se sont bousculées, sans compter les nouvelles créations. Lorsque je demande à Meriem si l’association est composée de mères de martyrs, elle me regarde d’abord interloquée. La réponse est négative. « Nous avons toutes des proches qui ont été martyrs. Ici à Redeyef tout le monde se connaît. On a tous un cousin, même lointain, qui a été emprisonné durant le mouvement de 2008… » Redeyef a vu trois de ses jeunes hommes abattus par la police durant les manifestations de 2008. Lorsque l’on visite la ville, on tombe très rapidement sur ce petit monument au centre d’un rond-point, sur lequel les portraits des 4 martyrs (le 4ème étant de Gafsa) ont été installés remplaçant ainsi les panneaux à la gloire de Ben Ali. Je demande à Meriem quel est le but de leur association. « Le but est de réclamer en justice le statut de martyr aux familles des jeunes hommes tués en 2008… et puis… continuer la lutte des femmes ! On veut encourager les femmes à sortir dans la rue et à connaître leurs droits : Droits au travail, droit à participer dans la société, dans la vie politique, syndicaliste etc. Encourager aussi l’embauche des femmes. Il y a davantage de femmes diplômées que d’hommes et avant la révolution, seules les femmes du RCD (l’ancien parti de Ben Ali, nda.) avaient du travail. Ces femmes sont encore dans l’administration aujourd’hui… » Il faut savoir que les événements dramatiques de 2008 ont permis aux femmes de Redeyef de sortir pour la première fois de leur vie dans la rue. Investir l’espace public pour ces femmes fut en soi une petite révolution : la plupart ne travaillent pas ; avec près de 40% de chômage les familles privilégient le travail des hommes, plus rémunérateur, bien que les femmes aient atteint aujourd’hui un niveau d’études équivalent voire supérieur à leurs confrères masculins. Lorsqu’au printemps de 2008, 300 hommes de Redeyef ont été arrêtés, c’étaient plus de 300 familles qui étaient touchées dans cette petite ville comptant 26 000 habitants. Le sort des femmes et des familles est économiquement lié à celui des hommes.
Dans le local du « Forum », sur l’affiche du Comité national de
soutien aux habitants du bassin minier on peut lire :
« Halte aux souffrances des femmes du bassin minier »
Un militant du forum m’explique : « C’était aussi stratégique de faire sortir les femmes pour la libération des prisonniers, on sait que la police ne va pas taper les femmes et les enfants… ». Certes, mais ne nous méprenons pas. Si effectivement, la police n’a pas violenté les femmes durant ces manifestations, ce n’est sûrement pas par « galanterie », mais bien plutôt à cause d’un état de fait. Aucune femme n’a un rôle déterminant dans les mouvements, ce sont les hommes qui ont les postes clés (secrétaires syndicaux, porte-paroles etc.), ce sont donc eux qui ont subi les pires répressions et tortures. Les femmes, elles, ont subi néanmoins de violentes pressions psychologiques (en plus des dégâts économiques) surtout celles qui étaient mariées aux « meneurs », comme la femme d’Adnan Hajji par exemple qui a été arrêtée et interrogée durant deux jours. « Elle a fini par signer un engagement de ne plus sortir manifester… Mais elle a quand même continué ». Il y a cette militante des droits de l’homme, Zakia Dhifaoui, arrêtée au domicile de Jomâa Hajii et interrogée elle aussi. Il y a également cette journaliste militante, arrêtée et emprisonnée… Bref, les exemples ne manquent pas de femmes qui ont subi, dans une moindre mesure, la répression du régime de Ben Ali. « La situation sociale des femmes est importante mais d’autres facteurs sont à prendre en compte. Les femmes pauvres ne comprennent pas les discours politiques. Il leur faut d’abord manger, s’occuper de la santé et ensuite pas à pas les sensibiliser. Il leur faut connaître leurs droits mais également leurs devoirs. Par exemple, leurs devoirs envers leur pays, notamment à travers la responsabilité citoyenne et leurs droits concernant le travail, afin de ne pas être exploitées. »
Meriem et les treize membres de son association ont déjà réalisés des projets qui s’apparentent à de l’éducation populaire : en juin 2011, elles créent avec des enfants une pièce de théâtre racontant la révolution. Elles ont également organisé une exposition de photographies des événements de 2008 au local de l’UGTT de Redeyef. Les chants engagés chantés par les enfants font également partie de leurs actions.
Une partie de l'équipe associative de l'association des Mères des martyrs
Meriem me montre une partie des statuts associatifs : Outre le fait de « défendre les droits matériels et moral de la femme et lui accorder une importance sur le plan social, économique, culturel et politique », les statuts stipulent dans la rubrique « politique » : « Mettre la femme à l’écart des tromperies politiques ». Cela en dit long sur la façon dont sont perçues la politique et les pratiques politiciennes, domaine dans lequel une majorité d’hommes ont excellé…

Nouvelles entrantes sur la scène, les femmes voudront-elles exercer une manière de faire de la politique différente ?

Sans être à l’abri des dérives du pouvoir et de la corruption (là aussi des exemples existent telle les Leila Trabelssi), en soi pas forcément meilleures que les hommes, les femmes ont l’avantage, en ayant été écartées du pouvoir, d’avoir les « mains propres ». Aujourd’hui, fortes des exemples à ne pas suivre de leurs congénères masculins, c’est à elles de se prendre en main et de créer ce que sera la Tunisie de demain : Libre, démocratique et égalitaire. A Redeyef, elles ont déjà commencé…

Les couleurs


Aujourd’hui est le dernier jour de cours pour les écoliers et les étudiants. Tawfiq, professeur de philosophie à Redeyef et membre de l’association Forum Tunisien des droits économiques et sociaux me fait visiter la ville. Il me conduit jusqu’au lycée où il enseigne car juste avant les vacances du printemps, l’établissement a organisé une petite fête pour les lycéens. « Avant la révolution, sous Ben Ali, c’était interdit… » En pénétrant dans la cour ensoleillée, je suis frappée de voir que les filles et les garçons (surtout les plus âgés) ne se mélangent pas. Pourtant,  les écoles sont mixtes depuis longtemps en Tunisie (héritage encore une fois du Code du statut Personnel instauré par Bourguiba). Au fond de la cour, groupés contre le mur, les adolescents les plus âgés regardent en rigolant avec timidité ou envie un de leur camarade scander au micro un rap façon karaoké. Le jeune garçon mime avec aplomb et assurance les chanteurs de rap que l’on voit à la télé, à tel point qu’au premier regard j’ai cru assister à un concert de jeunes rappeurs du coin. Sur le mur perpendiculaire sont alignés des bancs sur lesquels sont sagement assis les adolescentes et les jeunes garçons pas encore entrés dans la puberté. Tous sont calmes et disciplinés malgré la musique qui hurle en faisant crépiter les baffles disposées au milieu de la cour. L’apprenti rappeur a terminé sa prestation et un jeune lycéen prend la relève en dansant un « break » dans le style 80’. Tandis que les adolescents font la démonstration de leurs talents, tout au fond de la cour, la musique ne semble pas perturber les jeunes adolescentes de l’atelier de peinture. Appliquées, sous l’œil mi-admiratif, mi-protecteur de quelques garçons, elles balancent des couleurs aux sons de la révolution. D’ailleurs le mot revient souvent dans les dessins, souvent accompagné des symboles de paix et de liberté. Mais c’est un dessin abstrait et violemment coloré qui attire mon regard. La professeur d’arts plastiques qui discrètement observe et conseille les jeunes peintres en herbe m’explique : « Au départ, c’est le noir, il n’y a pas de lumière, c’est la mort. Puis on va vers les couleurs, vers la lumière, c’est la vie. Jusqu’au ciel bleu, serein, c’est le bonheur. » Finalement, bien qu’abstrait, ce dessin me semble représenter le mieux la révolution. Après la sombre dictature de Ben Ali, la mort et les morts, jaillit une explosion de vie vers la liberté, les couleurs, l’expression de tout un peuple dont les couleurs expriment la diversité. Le ciel bleu serait-il cette promesse de bonheur tant espérée par les acteurs de la révolution ? Les rêves de la jeune élève, absorbée dans la finalisation de son œuvre, semblent intimement imbriqués dans les aspirations du peuple tunisien. Lorsque je lui demande l’autorisation de faire son portrait, son regard mutin en dit aussi long que sa peinture.

jeudi 15 mars 2012

Redeyef : Les montagnes de Bechir

Les montagnes qui se découpent en arrière-plan de Redeyef ont une longue histoire. Elles ne resteront pas muettes longtemps...

Ici, dans la maison de Bechir et Leila, on parle avec émotion de ces jours de 2008 où Bechir, son fils et d'autres hommes se cachaient dans la montagne, recherchés par la police de Ben Ali. Le traumatisme est encore palpable dans les familles, quatre ans après les faits. Les images reviennent hanter l'esprit des gens, comme un cauchemar : la peur, après les tortures, les passages à tabac, les humiliations, l'encerclement des maisons par la police comme s'il s'agissait des pires criminels, l'intimidation à travers la présence quotidienne des policiers. Parfois, les regards se perdent au loin, comme si quelque chose malgré tout était resté là-bas, dans cet espace-temps de violence, de terreur et d'humiliation.

Les dates se mélangent et les événements de 2008 semblent avoir été vécus dans une sorte de précipitation stupéfaite. D’abord mouvement social pacifique de la part des habitants qui souffrent du chômage et de la corruption, les manifestations du bassin minier subissent injustement une répression féroce et sanglante des milices de Ben Ali. Très vite, leaders syndicaux en ligne de mire et militants sont arrêtés et torturés… Bechir, qui contribua à créer en 1987 le premier syndicat de base des enseignants de la ville, lui-même instituteur et militant, fut parmi ceux qui ont payé cher le prix de leur lutte. Sa femme Leila fut parmi celles qui manifestèrent dans les rues de Redeyef en avril 2008 pour exiger la libération de son mari, de son fils Moudapher et de tous les autres hommes de la ville. Il faut dire qu'ici à Redeyef, la lutte sociale est presque une tradition...

Je tente de reprendre le fil de l'histoire, de rembobiner le film, et je regarde les montagnes qui se découpent en arrière-plan sur la ville de Redeyef, comme si elles allaient me livrer leur secret. De la ville, étrangement le paysage montagneux s’offre en apparence nu et offert à la vue de tous. Comment est-il possible de se camoufler dans un paysage aussi vulnérable? C’est Bechir qui doit me raconter, lui qui a si bien connu ces montagnes. En parcourant ensemble la chaîne montagneuse le paysage semble provoquer en lui, peu à peu l’évocation du souvenir. 

Vestiges d'un bâtiment français de l'administration des mines de phosphate laissé à l'abandon après la décolonisation
Dans la voiture de Bechir, nous nous enfonçons dans les montagnes arides par une route goudronnée pleine de crevasses. De la ville on imagine avec peine que la montagne dissimule en son sein des recoins qui ont permis de tous temps aux hommes de se cacher et de résister. Bechir me raconte que dès l'indépendance, des résistants se cachaient dans ces montagnes pour échapper à l'armée française. Durant la guerre d'indépendance de l'Algérie, des algériens prenaient également refuge ici. Les flancs des montagnes gardent les traces des obus lancés par l'armée française sur les résistants. Pourtant celles-ci semblent inaltérables, de véritables forteresses naturelles.
                     

Au fur et à mesure que nous serpentons dans les plis du paysage ocre jaune, Bechir semble lui aussi refaire le parcours de ces jours d’avril 2008. « La journée, on se cachait dans les maisons du village. On changeait chaque jour d’endroit. Même nos familles ne savaient pas où nous étions ». Une façon de protéger réciproquement et la famille et les hommes recherchés. « Le soir nous allions nous cacher dans la montagne ». Au détour d’un virage, Bechir pointe le doigt vers un endroit d’apparence anodine au-dessus de la route « Ici, il y avait une sentinelle qui faisait le guet pour nous prévenir si la police venait ». Je me rends compte à quel point la traque et la cache de Bechir, Adnan et la dizaine d’hommes recherchés a mobilisé les habitants de Redeyef. Une solidarité qui fut efficace face à une police nombreuse appuyée par la frange « benaliste » de la population locale.

Mais la montagne n’est pas seulement l’alliée naturelle de la résistance. C’est dans sa chair regorgeant d’or gris – le phosphate- qu’elle est exploitée depuis plus d’un siècle par les hommes de la mine.  Après la découverte de gisements de phosphate de calcium par un scientifique français en 1885 (rappelons que la Tunisie fut une colonie française de 1881 à 1956), les colons industriels décident très vite d’exploiter le sol de la région de Gafsa. 

En 1896 la Compagnie des phosphates et des chemins de fer de Gafsa est créée. On creuse alors des mines de fond directement dans la montagne. « Il suffit de gratter la pierre et le phosphate est là, à portée de main » explique Bechir. Il me fait observer les grands trous creusés dans la roche, vestiges du temps où les mines n’étaient pas encore exploitées à ciel ouvert. Nous grimpons vers l’une de ces excavations. Bechir, qui a la particularité d’être très grand surtout par rapport à la taille moyenne des tunisiens-nes, peine à se tenir droit. La hauteur du tunnel s’élève tout juste à taille humaine. Il me fait remarquer dans chaque côté du mur une rangées d’anfractuosités : « C’est ici qu’on plaçait les poutres pour tenir le plafond car celui-ci pouvait s’effondrer à tout moment. » 

Puis, pointant la main vers la paroi où figurent des striures dessinant le relief : « Ce sont les marques des pioches. Les mineurs piochaient à la main pour extraire la roche ». C’est étrange de regarder ces marques presque humaines gravées sur le mur. Comme des traces d’ongles de mains géantes striant la paroi. Dans ces lieux, les accidents mortels étaient courants et beaucoup de maladies liées au phosphate mangeaient - et mangent encore - la santé des mineurs. Je me dis « C’est comme dans « Germinal » de Zola. A la différence qu’on ne descend pas mais qu’on entre littéralement dans la roche. » Et puis je me dis « non, c’est pas comme dans Zola, ce n'est pas un livre, c’est la réalité. Celle de l’exploitation sans fin des hommes et de la terre. »
Bechir me conduit dans un autre endroit qui exprime la phase suivante de l’exploitation des mines : celle de l’exploitation dite « à ciel ouvert ». « C’était plus rentable pour les industriels ». Mais pas pour les ouvriers qui ont vu leur emploi disparaître lors de ce passage d’un mode d’extraction à un autre. De 1980 à 2000 la CPG a diminué ses effectifs de 14 000 à 5 000 employés sur toute la région. Aujourd’hui, tandis que les profits générés par l’exploitation de la mine ne cessent d’augmenter, le taux de chômage dans la région de Gafsa dépasse les 40%...  Bechir me montre en contrebas une carrière à ciel ouvert. Difficile de se rendre compte de l’échelle de ce vaste chantier, cette étendue sèche et poussiéreuse. Le soleil de mars éblouit par sa réflexion sur la surface claire. J’imagine avec peine les ouvriers travaillant ici en plein été dans une chaleur dépassant parfois les 40°. Plus de rentabilité pour les dirigeants des usines mais aussi davantage de chômage et de pollution pour la population locale.

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Parmi les excavations creusées par l’homme et les grottes naturelles offertes par la montagne, les militants recherchés par la police ont soigneusement choisi leur refuge. Bechir me conduit vers l’une des grottes qui ont servi de cachette durant les jours de traque. J’avise un rocher en forme de toit pointu qui semble avoir été formé tout exprès pour eux. « C’est ici qu’on se cachait. La journée on camouflait nos affaires au fond de la grotte et le soir on dormait ici ». Il avise les vestiges d’un feu de camp près de l’entrée de la grotte : « On chauffait notre repas, on préparait le café ici sur le feu… » Et levant les yeux au ciel, vers un rocher surplombant la grotte Bechir se remémore tout haut la sentinelle qui faisait le guet durant la nuit.

« Y avait-il des bêtes sauvages ? » Bechir sourit : « Non, ici il n’y a que des sangliers… ». Je me rends compte trop tard de la naïveté de ma question : les bêtes sauvages, c’étaient les policiers…


L’endroit semble avoir été aménagé bien avant les événements. Bechir m’invite à nous assoir sur de grosses pierres plates disposées en face d’un petit plateau rocheux reposant sur des pierres : une table naturelle en pierre improvisée. « Ici, les jeunes viennent boire des bières… » dit Bechir, laconique. En reprenant la route, je me rends compte que nous sommes presque au sommet de la chaîne montagneuse. Redeyef n’est plus à portée de vue et déjà l’autre versant nous plonge vers la plaine désertique de Chott el-Gharsa. Nous embrassons du regard le magnifique paysage à perte de vue. On croirait presque regarder la mer… Mais non, c’est une nappe de sable et de sel, une steppe à l’étendue infinie. Bechir désigne l’horizon laiteux : « En face, là-bas c’est l’Algérie, à 60 kilomètres… Et ce que l’on voit qui brille au loin, c’est le sel. » Dans cette région semi-aride, le sel des lacs évaporés, les chott, affleurent à la surface de l’eau issue en majorité des nappes souterraines situées à faible profondeur. Mais plus loin dans les couches situées parfois à plus de  2 000 mètres, l’eau est pompée par les mines afin de laver les tonnes de phosphate extraites chaque année. Ce faisant, elles assèchent davantage et de façon irrémédiable la région…

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Le regard perdu vers l’horizon, Bechir se raconte encore par bribes, et je finis de reconstituer l’histoire : « C’est là que la police nous a arrêtés. Nous voulions traverser le désert pour rejoindre l’Algérie. Mais la police nous a arrêtés avant… » La montagne n’avait donc pas trahi ses protégés, dont la cavale s’est terminée en plein désert. Un autre pan de l’histoire s’entrouvre, que je relaterai bientôt au fil des paroles qui s’offriront à moi…L’histoire sans fin des luttes pour la dignité.


En rentrant de notre excursion, nous croisons sur la route quelques barrages faits de bric et de broc. Ce sont les ouvriers grévistes de la CPG (Compagnie de phosphates de Gafsa) épaulés par les chômeurs qui bloquent les routes et les voies ferrées afin d’empêcher le phosphate de sortir. Ils réclament toujours leurs droits ainsi que du travail, un an après la chute du dictateur. La région de Gafsa, à l’avant-garde de la révolution a été encore une fois oubliée, mise au ban comme un élément perturbateur et indésirable.

Ici, l’histoire n’en finit pas de continuer…                    

Redeyef, la ville-phosphate

Leila me raconte qu'il fut un temps où la poussière de phosphate se déposait partout dans la maison. Il suffisait de faire sécher du linge dehors et celui-ci était recouvert d'une fine poussière noire. Il fut également un temps où la compagnie de phosphate distribuait l'eau gratuitement aux habitants de Redeyef. Peut-être une sorte de compensation aux dégâts humains et écologiques produits par l'exploitation de ce minerai destiné essentiellement aux engrais? Aujourd'hui, ce temps est révolu. Ne reste plus que l'exploitation pure et simple du sol et des hommes, sans autre forme. L'eau est devenue payante, à l'image des denrées trop chères du pays. Dans le même temps, les mines commencent à nettoyer le phosphate à l'eau. On ne trouve plus de poussières de phosphate sur les vêtements mais l'eau sous la terre est pompée et polluée... Leila, qui n'a jamais eu de travail salarié, a dû abandonner son carré de jardin potager qui lui permettait de cultiver fruits et légumes pour son propre usage et celui de sa famille. A cause de l'eau, devenue trop chère. Mais Leila a gardé ses oliviers, vestiges robustes du jardin d'antan. Et à chaque récolte des petites olives noires qu'elle fait fermenter au soleil c'est une petite victoire sur le pillage incessant des terres sableuses de Redeyef. Des petites olives succulentes qu'elle nous sert aux repas et qui nous rappelle qu'ici, la richesse est à portée de main, il suffirait juste qu'elle retourne dans celles de ceux qui vivent sur cette terre depuis si longtemps...


Les olives sont fermentées au soleil


Redeyef, chez Leila et Béchir

J'ai voulu venir à Redeyef grâce à une vidéo postée sur Facebook dans laquelle Leila Khaled racontait sa lutte en 2008 pour faire sortir de prison son mari Béchir Labidi et son fils Moudapher. Je savais que la région de Gafsa et les événements de 2008 étaient au centre de la révolution. Mais en réalité, comme beaucoup de monde, je ne savais rien...

Hier, à mon arrivée, sur le chemin du bus à la maison de Leila et Béchir, les filles me font remarquer une affiche électorale sur un mur. C'est Béchir Labidi qui s'est présenté sur une liste indépendante lors des élections d'octobre dernier (voir mes billets sur les élections : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, etc.). Je leur demande quels ont été les résultats ici, à Redeyef, bastion de la révolte et du syndicalisme. Elles me répondent dans un sourire désolé : "Comme partout en Tunisie, Ennadha en premier et ensuite Marzouki (CPR)...." Je reste perplexe devant ce score... Quelque chose ne colle pas avec ce que je sais de la ville et de ses habitants... 
Mais en discutant avec Leila, le soir, j'apprends qu'elle a fait partie de l'ISIE (Instance Supérieure Indépendante pour les Elections) chargée notamment du contrôle des résultats. Et j'apprends surtout que les résultats enregistrés à Redeyef ont subi un léger changement en arrivant à Tunis. Changement en défaveur de listes de gauche comme celle de son mari. Quoi faire? C'est de la fraude! Je repense à tous ces journalistes français, emplis de certitudes et annonçant avec suffisance que les élections s'étaient merveilleusement bien passées en Tunisie.... A croire que les mensonges médiatiques des deux côtés de la méditerranée persistent même après Ben Ali. Leila me dit qu'une plainte a été déposée... En attendant, celle-ci n'est pas traitée et les dirigeants, même provisoires, sont bel et bien à la tête d'une assemblée qui semble davantage remettre en cause les acquis de la constitution existante que rendre hommage aux aspirations de la révolution.

Béchir Labidi devant l'affiche électorale de sa liste présentée en octobre 2011
Leila Khaled, la main posée sur sa maison. Derrière elle, les montagnes phosphoreuses dont la découverte par un français à la fin du XIXème siècle va transformer la ville.


mercredi 14 mars 2012

Descente à Redeyef au coeur de la Révolution


Descendre de Tunis à Redeyef, c’est passer d’un paysage de verdure à une étendue ocre où se détachent au loin les montagnes de la frontière Algérienne.  Une région de contrastes où la terre est porteuse d’une richesse dont l’exploitation n’a fait que dégrader la vie des habitants. Le phosphate est partout présent dans ces montagnes à la roche friable. Cet or gris scintille dans les particules de l’air que l’on respire, lorsque le vent balaye les monticules de poudre sis dans la ville. Une richesse que les hommes et les femmes de Redeyef voient partir en poussière argentée tandis que la ville s’appauvrit, que le taux de chômage augmente et que les employés sous-payés observent les riches dirigeants des usines et des entreprises de sous-traitance posséder davantage de maisons, de voitures, voire de femmes…


Lorsque je débarque du bus à l’arrêt situé près d’une des multiples mosquées qui essaiment dans la ville, je suis accueillie par la famille de Leila et Béchir Labidi. Filles et nièces ont attendu patiemment mon arrivée malgré les deux heures de retard du bus. En pleine côte celui-ci s’est tout doucement éteint et j'ai considéré avec surprise les voyageurs défilant le long du véhicule avec des bouteilles d’eau pour refroidir le moteur… La routine. Pourtant la jeune infirmière assise près de moi et qui fait plusieurs fois par semaine le trajet de sa maison de Gafsa jusqu’à son travail à Redeyef (le secteur hospitalier est essentiellement occupé par des femmes) s’impatientait en regardant sa montre. Par le bus, deux heures de route abimée sont nécessaires pour relier Gafsa et Redeyef pourtant distantes de 70 km.


Les filles rigolent lorsque je leur demande pourquoi les maisons de la ville ne sont pas terminées. Question un peu naïve lorsque l’on réfléchit aux conséquences des manifestations de 2008 sévèrement réprimées par des arrestations, emprisonnements et tortures. Dans une région où le chômage atteint presque les 50%, la plupart du temps ce sont les hommes qui travaillent. Et lorsque ceux-ci sont emprisonnés, les ressources de la maison sont tout bonnement coupées.  Pourtant la pauvreté n’a pas stoppé toutes les constructions de Redeyef : en témoignent le bâtiment flambant neuf des télécommunications qui n’a jamais servi ainsi que la Mosquée qui a poussé en quelques mois après la révolution et semble dominer le paysage avec sa tour phallique et illuminée la nuit… Tout un symbole !


lundi 12 mars 2012

La révolution à l’école...

 J’ai rendez-vous avec Majda dans la ville de Solimane (que l’on prononce «Slimène») tout près de Ben Arous dans la banlieue sud de Tunis. Elle y enseigne le français dans une école primaire. Lorsque j’arrive très en retard après avoir tourné en taxi, je repère l’établissement grâce à la nuée d’enfants qui essaiment à travers les ruelles de ce quartier populaire. A peine entrée dans l’immense cour en terre battue, une petite fille viens vers moi et me prend la main pour me conduire quelque part. Elle ne parle pas le français mais comme la plupart des enfants, elle sait se faire comprendre. Et je comprends qu’elle sait bien qui je suis et qui je cherche. J’avise les salles de classe sur le côté de la cour où les portes grandes ouvertes laissent pénétrer la lumière du soleil de midi. Aux murs, l’alphabet français et les mots écris comme dans n’importe quelle école de France. Majda arrive enfin. Les enfants m’ont attendue pour la photo et sont très émus de cet événement. Elle tient à me montrer les spécificités de ses cours. Au mur, à côté des lettres de l’alphabet, à la place des classiques phrases de type  «Pierre mange du chocolat» on trouve «Révolutions arabes : le printemps continue» juste au dessus du tableau noir. Près d’une fleur dessinée sous laquelle le mot fleur est écrit, un papier révèle les deux mots qui composent «lutte sociale». Est-il besoin d’un dessin dans une classe où les bureaux des enfants sont à moitié mangés par l’usure? Majda se plaint du manque de moyens dont l’école pâtit. Elle a déjà envoyé plusieurs lettres de doléances au gouvernement. Mais rien ne change... En attendant elle explique la révolution à sa classe composée en moyenne d’enfants de 5 ans. J’aimerais un jour pouvoir assister à l’un de ses cours carrément révolutionnaire. Pour le moment je ne peux que deviner à travers les feuilles punaisées sur les murs... La question de la dette est évoquée à travers la phrase «Ce n’est pas à nous de payer leur crise» et, pour le cas où l’on n’aurait pas compris, l’affiche «Ce sont eux les fraudeurs» vient renforcer le propos. Pour la partie mathématique, l’énorme chiffre 99% permet d’aborder les proportions de façon ludique... Quand on sait compter jusqu’à 10 on peut appréhender le chiffre 100 et lorsque sur les dix doigts de la main un seul reste abaissé, on devine que ce doigt-là est ce qu’il reste au peuple lorsque tous les autres ont été dévorés par une minorité. Quand à la notion de «Partager les richesses» écrite en lettres rouges au fond de la salle, assurément même un enfant de 5 ans peut comprendre cela...
Les enfants qui apprennent la révolution sont tous très polis voire câlins, car après avoir terminé ma prise de vue, j’ai droit à quelques bisous bruyants sur les deux joues, ponctués d’un «au revoir» prononcé avec application. Cela me va droit au cœur.
Je dis mon étonnement à Majda devant la liberté dont elle dispose dans l’éducation des enfants. Elle me dit que la notion de révolution est partagée par tous comme un événement positif. Et puis, dans l’école tout le monde connaît ses opinions politiques. Militante des premières heures, et cela bien longtemps avant la révolution, elle a toujours été respectée même par ses ennemis politiques. Connue pour ses coups de gueule durant les réunions, elle est aussi appréciée pour son honnêteté, ses convictions et sa soif de justice.

samedi 10 mars 2012

Le congrès des femmes de l’UGTT


Au siège de l’UGTT, dans les escaliers de cet immeuble colonial du siècle dernier, je croise sans le voir Ghannouchi venu parlementer, me dit-on avec les dirigeants du syndicat. Cet acte prouve à quel point l’UGTT avec ses militants est un syndicat toujours fort et qui pèse dans la société et la politique. Mais mon rendez-vous avec Souad Mahmoud, syndicaliste de longue date et membre de l’ATFD s’avère nettement plus riche en informations et intéressant... A 50 ans, Souad Mahmoud est cette année la déléguée tunisienne de la Marche Mondiale des Femmes. Une activité qu’elle peut pleinement déployer depuis la révolution bien que les femmes tunisiennes aient participé à cette marche depuis sa création en 2000. Je ne retranscrirais pas ici le parcours passionnant de cette militante originaire d’un petit village de l’est de la Tunisie devenue ingénieure car son portrait figurera bientôt au sein du projet En Marche!

Le groupe de musique engagée Al Bath al Moussiki

Les femmes de l’UGTT ont organisé une grande fête au Palais des Congrès de Tunis. Lorsque j’arrive, Ahlem Belhadj, la présidente de l’ATFD, termine son discours pour laisser la place au fameux groupe de musique «Al Bath al moussika» particulièrement apprécié dans les milieux militants de toutes générations. J’ai pu apprécier leur musique grâce à un CD gravé de Khouloud et leur interprétation de l’internationale en arabe circule aussi sur le net. La salle se lève dans un enthousiasme unanime lorsque le groupe entonne "L’hymne des martyrs". Les yeux brillent, les cœurs s’envolent, les voix se libèrent au rythme de la musique. On sent un passé commun, un espoir partagé, une histoire vécue ensemble avec son cortège de peines et de solidarité mêlées. La petite étincelle de la révolution revit pour quelques instants et les larmes sont prêtes à éclore pour un nouveau printemps.



vendredi 9 mars 2012

Anecdote tunisienne...


A Tunis, dans les rayons du Monoprix,
deux jeunes femmes voilées de noir
de la tête aux pieds,
Bruyamment gloussent de rire en tripotant
des sous-vêtements féminins affriolants...


jeudi 8 mars 2012

Dites-leur ce qu’il se passe ici


A plusieurs reprises, avisant mon appareil photo, des femmes m’interpellent : «Dites au monde ce qu’il se passe ici. Il faut que le monde sache!» Elles posent leur main sur mon bras, les yeux emplis d’anxiété, m’octroyant un rôle et un pouvoir que malheureusement je n’ai pas. Je me sens impuissante face à leur désarroi. Comment trouver les bons mots pour raconter? En France l’islam est instrumentalisé par la droite au pouvoir et le gouvernement manipule l’opinion à des fins racistes. Toute action de la part de quelques islamistes apporte de l’eau à leur moulin. D’un autre côté, le rapport de force existe bel et bien ici en Tunisie et la menace est réelle. Les libertés, et tout particulièrement celles des femmes sont constamment remises en cause. C’est un véritable bras de fer quasi quotidien qui s’opère depuis les élections qui ont vu le parti islamiste remporter 40% des voix. L’appel de ces femmes me touche... Et je comprends parfaitement leur peur. Dans un pays où il est mal vu pour une femme de marcher en plein jour dans les rues de la capitale avec une cigarette à la main, l’arrivée des islamistes au pouvoir et leur cortège funèbre de jeunes extrémistes fous de Dieu qui voudraient voir les femmes privées définitivement de leur liberté, fait peur aux femmes. Du moins à celles qui ont goûté et appris à aimer la liberté. Depuis les élections, il semble que le pouvoir teste en permanence jusqu’où il peut aller avec cette liberté des femmes tunisiennes unique dans le monde arabo-musulman. Le retour de la polygamie, le discours de cette ministre issue du parti Ennahda sur «la honte pour le pays » d’être mère célibataire et enfin la proposition du gouvernement d’introduire la charia (la loi islamique, plutôt liberticide) dans la constitution ont à chaque fois provoqué de vives réactions de la part de la société civile et fait reculer le gouvernement. Mais jusqu’à quand? Le gouvernement a annoncé que l’écriture de la constitution prévue pour un an durerait un an et demi. On dit que ce dernier n’a toujours rien écrit et qu’il compte sur le temps et l’usure de la société civile pour imposer ses lois. Mais la société civile reste vigilante et les femmes tunisiennes pleines de courage. Elles ne lâcheront rien comme elles le montrent aujourd’hui en manifestant devant l’assemblée constituante malgré la peur d’être attaquées par les policiers d’un côté et les islamistes de l’autre. Hier, à la faculté de la Manouba, durant l’affaire du drapeau, deux étudiantes ont été violemment rouées de coups par les extrémistes, dont l’une dans les parties intimes m’a-t-on dit. Mais aujourd’hui, la police semble avoir reçu l’ordre de ne pas frapper comme lors de la dernière manifestation de l’UGTT à Tunis violemment réprimée. Il est vrai que les slogans étaient particulièrement tournés contre le gouvernement et que ce 8 mars a beaucoup fédéré en raison de l’affaire du drapeau qui a touché tous les tunisiens. Pourtant, quelques «dégage!» écris çà et là démontrent que le mécontentement envers le gouvernement persiste et que la flamme révolutionnaire n’est pas loin...
Vers 14h30, une demi-heure avant la fin de l’autorisation de la manifestation, une agitation apparaît dans la foule du côté opposé où se trouvent les cars de police. Des jeunes garçons vraisemblablement issus des quartiers populaires alentours tentent d’entrer dans le cortège. Une bagarre verbale a débuté avec les manifestants. Ces derniers font bloc derrière des barrières et les femmes crient «dégage!» envers le groupe. Des bruits courent : Les jeunes hommes auraient été payés par les islamistes pour foutre la merde... Une pratique courante. Des disputes éclatent et certaines femmes s’adressent furieusement aux jeunes perturbateurs. Elles en ont assez de s’entendre dire «restez chez vous, ici ce n’est pas votre place...» par de jeunes islamistes à peine sortis de l’école... Lors des manifestations, les femmes se font régulièrement insultées par certains passants. Mais, habituées à s’exprimer, elles démarrent au quart de tour... Ce n’est pas pour rien que l’on dit les femmes tunisiennes «pimentées»! Elles ne se laissent pas faire! Pour garder sa liberté et sa dignité, l’on doit se battre au quotidien et apprendre à se défendre.

Le 8 mars au Bardo


Le journal La Presse de Tunis privilégie en gros titre
l'affaire du drapeau de la Manouba tout en s'interrogeant
sur les droits des femmes en Tunisie aujourd'hui.
Après la conférence de presse donnée par l’ATFD (Association Tunisienne des Femmes Démocrates), que Khouloud a l’amabilité de me traduire, nous nous rendons en taxi au rassemblement du Bardo.
Le Bardo est un quartier de  l’ouest de Tunis où se trouve le bâtiment de l’assemblée constituante. Depuis les élections d’octobre dernier c’est ici que se tiennent la plupart des manifestations. Tandis que les politiciens siègent dans l’assemblée, le peuple veille au-dehors...
Lorsque nous lui indiquons notre destination, le chauffeur de taxi nous lance un regard noir. Et ce n’est certainement pas à cause des embouteillages qu’il continue dans un mutisme appuyé de nous lancer furtivement quelques regards réprobateurs que je saisi au passage dans le rétroviseur. Les regards en disent long sur les pensées des gens et particulièrement en Tunisie. Il se doute que nous n’allons pas à l’assemblée pour faire notre shopping ou notre prière. Nous allons participer à la manifestation du 8 mars, pour les droits des femmes, à l’appel d’association féministes et féminines tunisiennes.
Mais le trajet est bloqué car se tient une autre manifestation. Depuis hier des étudiants occupent la cour du Ministère de l’enseignement supérieur suite à l’affaire du drapeau de la Manouba. Certains ont même dormi sur place. Bien qu’il ait été obligé de «condamner» publiquement l’acte commis, le gouvernement n’a pas condamné juridiquement l’acte des islamistes. Or, la loi puni toute personne portant atteinte au drapeau. Mais le gouvernement, composé entre autres du parti islamiste «Ennahda» élu à 40% en octobre dernier et du président de la république Moncef Marzouki représentant le CPR (Congrès pour la République) un parti de centre gauche, reste particulièrement laxiste concernant les extrémistes. Ce qui déplaît fortement à une grande partie de la population tunisienne.
"Tous ensemble pour un printemps des femmes tunisiennes"

Le soleil a rendez-vous avec les femmes. Lorsque nous arrivons devant l'assemblée la rue est comble et les drapeaux balayent le ciel sous les chants joyeux des femmes. Beaucoup d'hommes sont présents. Les manifestants du ministère de l'enseignement supérieur se sont aussi donné rendez-vous ici. On a peur aussi... Peur que les islamistes "mettent le bordel", "provoquent", que les policiers chargent sous n'importe quel prétexte comme durant la dernière manifestation de l'UGTT. La peur se mêle à la joie, la révolte à l'espoir et la colère à l'optimisme... Certains disent qu'il ne se passera rien : trop de médias sont présents, surtout les médias étrangers... Cette manifestation se tient sous le signe  de Khaoula Rachidi devenue le symbole de cette journée. La jeune femme qui a courageusement affronté le jeune salafiste sur le toit de la Manouba est présente en filigrane tout au long de la journée. Et le drapeau tunisien, fédérateur, sera le plus présent de la manifestation de ce 8 mars, faisant chatoyer sa couleur rouge, couleur des roses et de la révolution...

mercredi 7 mars 2012

La jeune femme et le drapeau

Je n’avais pas compris ce que signifiaient les photos un peu floues qui défilaient sur Facebook. Les commentaires en arabe ne m’éclairaient pas, ne parlant malheureusement pas cette belle langue. Je discernais des gens et un drapeau ou plutôt un porte-drapeau. Cela ne me disait rien... L’information s’est propagée sur internet à une vitesse éclair et ce sont les gens qui en racontant l’anecdote m’ont permis de prendre conscience de l’ampleur de l’acte symbolique. Il est vrai qu’en France, mis à part pour certaines personnes aux idées politiques bien particulières (je veux parler, pour nos amis tunisiens, de l’extrême-droite), le drapeau national n’est pas particulièrement apprécié... Mais ce qui s’est passé à l’université de la Manouba à Tunis est un acte particulièrement important. Cette université est occupée depuis novembre dernier par un groupe d’islamistes qui tentent d’imposer leur vision du monde par la force et la violence. Ces extrémistes réclament la séparation des sexes au sein de l’université, le port du voile pour les femmes professeures et l’admission d’étudiantes en niqab (voile intégral) à l’intérieur des cours. Parfois ils font des actions comme bloquer l’entrée de l’université. Ils ont également agressé verbalement et physiquement des professeur(e)s et des élèves.
Aujourd’hui, la veille du 8 mars, un jeune «barbu» (comme l’on nomme ici les islamistes) est monté sur le toit de l’université pour décrocher le drapeau tunisien et y mettre à la place le drapeau salafiste - terrible drapeau noir couleur deuil sur lequel est inscrit en lettres blanches et en arabe bien sûr «Dieu est unique». Les étudiants ont observé la scène, tétanisés et incrédules. Seule une jeune femme courageuse est montée sur le toit afin d'enlever le drapeau islamiste et remettre le drapeau tunisien en place. Le jeune salafiste a violemment jeté la femme à terre. A ce moment-là des étudiants sont montés sur le toit et une confrontation semble avoir eu lieu... Cette scène a été filmée plusieurs fois par différentes personnes via leur téléphone portable et autres outils multimédias... Des images ont circulé sur internet. Mais seule une image est restée. On y voit la jeune fille, frêle, petite, en léger contrebas, levant la tête vers le barbu qui semble un géant dans sa robe noire, tout droit sorti d’un conte de barbe-rousse. Elle tend son bras vers lui, ou plutôt le pose sur le sien avec douceur et fermeté. Lui, dominant par sa stature et sa position, lève la main comme pour dire «non, lé, lé, il n’y a rien a faire, je ne discuterai pas avec toi, je ne veux pas entrer en contact avec toi, tu n’es pas ma sœur, je ne t’écouterai pas...».
L’image est forte et le flou des pixels photographiques rend la photo presque irréelle, les visages en perdant de leur netteté permettent de projeter sur les formes graphiques ses propres interprétations. Elle pourrait être toutes les jeunes filles qui se battent courageusement pour leur liberté, il symbolise les islamistes dans leur entêtement funèbre et leur volonté de domination.
D’ailleurs, l’identité de la jeune femme est restée floue quelques temps. Comme d’autres médias, le journal La Presse de Tunis avait annoncé le nom d’une militante de l’UGET (Union Générale des Étudiants de Tunisie) emprisonnée sous Ben Ali pour ses activités syndicales. Des images de cette militante avaient tourné sur internet. Puis un autre nom est apparu, celle d’une jeune fille originaire de la région de Gafsa, qui semble être la bonne au vu des nombreuses interviews qu’elle a donné à la télévision.
Mais c’est cette image un peu floue et fortement symbolique que l’on retiendra de cette jeune fille en cette veille de la journée internationale des droits des femmes.