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jeudi 15 mars 2012

Redeyef : Les montagnes de Bechir

Les montagnes qui se découpent en arrière-plan de Redeyef ont une longue histoire. Elles ne resteront pas muettes longtemps...

Ici, dans la maison de Bechir et Leila, on parle avec émotion de ces jours de 2008 où Bechir, son fils et d'autres hommes se cachaient dans la montagne, recherchés par la police de Ben Ali. Le traumatisme est encore palpable dans les familles, quatre ans après les faits. Les images reviennent hanter l'esprit des gens, comme un cauchemar : la peur, après les tortures, les passages à tabac, les humiliations, l'encerclement des maisons par la police comme s'il s'agissait des pires criminels, l'intimidation à travers la présence quotidienne des policiers. Parfois, les regards se perdent au loin, comme si quelque chose malgré tout était resté là-bas, dans cet espace-temps de violence, de terreur et d'humiliation.

Les dates se mélangent et les événements de 2008 semblent avoir été vécus dans une sorte de précipitation stupéfaite. D’abord mouvement social pacifique de la part des habitants qui souffrent du chômage et de la corruption, les manifestations du bassin minier subissent injustement une répression féroce et sanglante des milices de Ben Ali. Très vite, leaders syndicaux en ligne de mire et militants sont arrêtés et torturés… Bechir, qui contribua à créer en 1987 le premier syndicat de base des enseignants de la ville, lui-même instituteur et militant, fut parmi ceux qui ont payé cher le prix de leur lutte. Sa femme Leila fut parmi celles qui manifestèrent dans les rues de Redeyef en avril 2008 pour exiger la libération de son mari, de son fils Moudapher et de tous les autres hommes de la ville. Il faut dire qu'ici à Redeyef, la lutte sociale est presque une tradition...

Je tente de reprendre le fil de l'histoire, de rembobiner le film, et je regarde les montagnes qui se découpent en arrière-plan sur la ville de Redeyef, comme si elles allaient me livrer leur secret. De la ville, étrangement le paysage montagneux s’offre en apparence nu et offert à la vue de tous. Comment est-il possible de se camoufler dans un paysage aussi vulnérable? C’est Bechir qui doit me raconter, lui qui a si bien connu ces montagnes. En parcourant ensemble la chaîne montagneuse le paysage semble provoquer en lui, peu à peu l’évocation du souvenir. 

Vestiges d'un bâtiment français de l'administration des mines de phosphate laissé à l'abandon après la décolonisation
Dans la voiture de Bechir, nous nous enfonçons dans les montagnes arides par une route goudronnée pleine de crevasses. De la ville on imagine avec peine que la montagne dissimule en son sein des recoins qui ont permis de tous temps aux hommes de se cacher et de résister. Bechir me raconte que dès l'indépendance, des résistants se cachaient dans ces montagnes pour échapper à l'armée française. Durant la guerre d'indépendance de l'Algérie, des algériens prenaient également refuge ici. Les flancs des montagnes gardent les traces des obus lancés par l'armée française sur les résistants. Pourtant celles-ci semblent inaltérables, de véritables forteresses naturelles.
                     

Au fur et à mesure que nous serpentons dans les plis du paysage ocre jaune, Bechir semble lui aussi refaire le parcours de ces jours d’avril 2008. « La journée, on se cachait dans les maisons du village. On changeait chaque jour d’endroit. Même nos familles ne savaient pas où nous étions ». Une façon de protéger réciproquement et la famille et les hommes recherchés. « Le soir nous allions nous cacher dans la montagne ». Au détour d’un virage, Bechir pointe le doigt vers un endroit d’apparence anodine au-dessus de la route « Ici, il y avait une sentinelle qui faisait le guet pour nous prévenir si la police venait ». Je me rends compte à quel point la traque et la cache de Bechir, Adnan et la dizaine d’hommes recherchés a mobilisé les habitants de Redeyef. Une solidarité qui fut efficace face à une police nombreuse appuyée par la frange « benaliste » de la population locale.

Mais la montagne n’est pas seulement l’alliée naturelle de la résistance. C’est dans sa chair regorgeant d’or gris – le phosphate- qu’elle est exploitée depuis plus d’un siècle par les hommes de la mine.  Après la découverte de gisements de phosphate de calcium par un scientifique français en 1885 (rappelons que la Tunisie fut une colonie française de 1881 à 1956), les colons industriels décident très vite d’exploiter le sol de la région de Gafsa. 

En 1896 la Compagnie des phosphates et des chemins de fer de Gafsa est créée. On creuse alors des mines de fond directement dans la montagne. « Il suffit de gratter la pierre et le phosphate est là, à portée de main » explique Bechir. Il me fait observer les grands trous creusés dans la roche, vestiges du temps où les mines n’étaient pas encore exploitées à ciel ouvert. Nous grimpons vers l’une de ces excavations. Bechir, qui a la particularité d’être très grand surtout par rapport à la taille moyenne des tunisiens-nes, peine à se tenir droit. La hauteur du tunnel s’élève tout juste à taille humaine. Il me fait remarquer dans chaque côté du mur une rangées d’anfractuosités : « C’est ici qu’on plaçait les poutres pour tenir le plafond car celui-ci pouvait s’effondrer à tout moment. » 

Puis, pointant la main vers la paroi où figurent des striures dessinant le relief : « Ce sont les marques des pioches. Les mineurs piochaient à la main pour extraire la roche ». C’est étrange de regarder ces marques presque humaines gravées sur le mur. Comme des traces d’ongles de mains géantes striant la paroi. Dans ces lieux, les accidents mortels étaient courants et beaucoup de maladies liées au phosphate mangeaient - et mangent encore - la santé des mineurs. Je me dis « C’est comme dans « Germinal » de Zola. A la différence qu’on ne descend pas mais qu’on entre littéralement dans la roche. » Et puis je me dis « non, c’est pas comme dans Zola, ce n'est pas un livre, c’est la réalité. Celle de l’exploitation sans fin des hommes et de la terre. »
Bechir me conduit dans un autre endroit qui exprime la phase suivante de l’exploitation des mines : celle de l’exploitation dite « à ciel ouvert ». « C’était plus rentable pour les industriels ». Mais pas pour les ouvriers qui ont vu leur emploi disparaître lors de ce passage d’un mode d’extraction à un autre. De 1980 à 2000 la CPG a diminué ses effectifs de 14 000 à 5 000 employés sur toute la région. Aujourd’hui, tandis que les profits générés par l’exploitation de la mine ne cessent d’augmenter, le taux de chômage dans la région de Gafsa dépasse les 40%...  Bechir me montre en contrebas une carrière à ciel ouvert. Difficile de se rendre compte de l’échelle de ce vaste chantier, cette étendue sèche et poussiéreuse. Le soleil de mars éblouit par sa réflexion sur la surface claire. J’imagine avec peine les ouvriers travaillant ici en plein été dans une chaleur dépassant parfois les 40°. Plus de rentabilité pour les dirigeants des usines mais aussi davantage de chômage et de pollution pour la population locale.

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Parmi les excavations creusées par l’homme et les grottes naturelles offertes par la montagne, les militants recherchés par la police ont soigneusement choisi leur refuge. Bechir me conduit vers l’une des grottes qui ont servi de cachette durant les jours de traque. J’avise un rocher en forme de toit pointu qui semble avoir été formé tout exprès pour eux. « C’est ici qu’on se cachait. La journée on camouflait nos affaires au fond de la grotte et le soir on dormait ici ». Il avise les vestiges d’un feu de camp près de l’entrée de la grotte : « On chauffait notre repas, on préparait le café ici sur le feu… » Et levant les yeux au ciel, vers un rocher surplombant la grotte Bechir se remémore tout haut la sentinelle qui faisait le guet durant la nuit.

« Y avait-il des bêtes sauvages ? » Bechir sourit : « Non, ici il n’y a que des sangliers… ». Je me rends compte trop tard de la naïveté de ma question : les bêtes sauvages, c’étaient les policiers…


L’endroit semble avoir été aménagé bien avant les événements. Bechir m’invite à nous assoir sur de grosses pierres plates disposées en face d’un petit plateau rocheux reposant sur des pierres : une table naturelle en pierre improvisée. « Ici, les jeunes viennent boire des bières… » dit Bechir, laconique. En reprenant la route, je me rends compte que nous sommes presque au sommet de la chaîne montagneuse. Redeyef n’est plus à portée de vue et déjà l’autre versant nous plonge vers la plaine désertique de Chott el-Gharsa. Nous embrassons du regard le magnifique paysage à perte de vue. On croirait presque regarder la mer… Mais non, c’est une nappe de sable et de sel, une steppe à l’étendue infinie. Bechir désigne l’horizon laiteux : « En face, là-bas c’est l’Algérie, à 60 kilomètres… Et ce que l’on voit qui brille au loin, c’est le sel. » Dans cette région semi-aride, le sel des lacs évaporés, les chott, affleurent à la surface de l’eau issue en majorité des nappes souterraines situées à faible profondeur. Mais plus loin dans les couches situées parfois à plus de  2 000 mètres, l’eau est pompée par les mines afin de laver les tonnes de phosphate extraites chaque année. Ce faisant, elles assèchent davantage et de façon irrémédiable la région…

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Le regard perdu vers l’horizon, Bechir se raconte encore par bribes, et je finis de reconstituer l’histoire : « C’est là que la police nous a arrêtés. Nous voulions traverser le désert pour rejoindre l’Algérie. Mais la police nous a arrêtés avant… » La montagne n’avait donc pas trahi ses protégés, dont la cavale s’est terminée en plein désert. Un autre pan de l’histoire s’entrouvre, que je relaterai bientôt au fil des paroles qui s’offriront à moi…L’histoire sans fin des luttes pour la dignité.


En rentrant de notre excursion, nous croisons sur la route quelques barrages faits de bric et de broc. Ce sont les ouvriers grévistes de la CPG (Compagnie de phosphates de Gafsa) épaulés par les chômeurs qui bloquent les routes et les voies ferrées afin d’empêcher le phosphate de sortir. Ils réclament toujours leurs droits ainsi que du travail, un an après la chute du dictateur. La région de Gafsa, à l’avant-garde de la révolution a été encore une fois oubliée, mise au ban comme un élément perturbateur et indésirable.

Ici, l’histoire n’en finit pas de continuer…                    

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