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mercredi 11 juillet 2012

L’enfance aux stigmates

A Redeyef, outre Zakia Difhaouis qui tient une place particulière dans les combats du bassin minier, l’on me parle de trois femmes importantes dans les manifestations féminines de 2008. Elles ont pour maris des hommes influents du mouvement syndical et reconnus comme meneurs des manifestations d’avril 2008, c’est pourquoi ils furent parmi les plus sévèrement punis. Arrestations musclées, emprisonnements, tortures, jugements iniques et falsifiés furent le lot des hommes. Mais les femmes ont également subi des violences morales, psychiques et parfois physiques. C’est le cas de Leila Khaled, la femme de Béchir Labidi, Djemaa Hajji la femme de Adnane et Khamsa, la femme de Taïeb Ben Othmen.

Je n’aurais malheureusement pas l’occasion de rencontrer Jeema, hospitalisée en urgence et sous dialyse depuis de nombreuses années mais j’arrive à obtenir un rendez-vous avec Khamsa et son mari. Lorsque j’arrive dans leur maison le soleil brûle déjà à 40° et je pénètre dans un joli salon où une grande télévision trône comme il se doit devant les banquettes noires mordorées. C’est l’heure des dessins animés. Sous l’injonction de ses parents, un petit garçon se lève poliment et je me penche pour l’embrasser. Mais malgré moi, je suis saisie d’un léger mouvement de recul : la jolie petite figure enfantine et le petit corps sont parsemés de plaques rougeâtres. Je reconnais immédiatement ce symptôme dont j’ai moi-même souffert toute mon enfance. Et je m’en veux d’avoir éprouvé ne serait-ce que quelques secondes ce mouvement intérieur et spontané de rejet face à l’autre. Réflexe irraisonné de survie face à l’étrange, à la maladie, mouvement irrationnel guidé par la peur, celle du danger de la contamination. Combien d’enfants m’ont demandé dégoûtés « est-ce que c’est contagieux ? », avant de bien vouloir partager mon amitié. Le malheur est-il contagieux ? Cette « maladie » absolument bénigne et non contagieuse se nomme eczéma. Ça prend des formes diverses mais toujours ça marque sur la peau la différence à jamais. L’enfant développe un eczéma suite à un choc psychologique (les médecins nomment cela « psychosomatisation »). La peau parle pour lui, elle dénonce et rejette la violence du monde. Ce faisant, elle risque de placer l’enfant dans une position d'« exclusion », pour peu que la société dans laquelle il évolue soit plus ou moins bienveillante et tolérante envers la différence. Mais ceci est une autre histoire... L’enfant de Khamsa et Taïeb a développé ces stigmates après la répression de 2008, après les arrestations, après les irruptions violentes des policiers dans sa maison, après les cris de terreur des femmes, après peut-être la casserole d’eau bouillante tombée sur son dos durant la bataille. La peau douce couleur de miel de l’enfant est une mémoire vivante des événements de 2008.

Tunis - juillet 2011
 Dans le grand salon de la maison familiale, Khamsa m’accueille avec quelques gâteaux et un verre de coca. Taïeb est assis près d’elle, prêt à compléter son témoignage lorsqu’elle ne trouve pas les mots en français. Tous deux étaient sortis manifester dans les rues de Redeyef en avril 2008 suite aux résultats du concours de la CPG (Compagnie De Phosphates de Gafsa). A l’époque, seul Taïeb travaillait, comme enseignant, et militait activement au sein de l’UGTT (Union Générale des Travailleurs de Tunisie). « C’était la première fois que je manifestais… » se souvient Khamsa dans un sourire. Lorsque son mari est arrêté, le 7 avril, avec d’autres militants dont Adnane et Béchir, Khamsa s’organise avec d’autres femmes pour protester contre ces arrestations illégales. La politique de répression et de surveillance étant de rigueur, une réunion se met en place de manière quasi secrète. « Le 9 avril, on a fait passer un message comme quoi il y avait une petite fête entre femmes à la maison pour ne pas éveiller les soupçons de la police. Nous étions une quarantaine de femmes et nous avons été à la délégation. Ensuite, d’autres femmes se sont jointes à nous. » Pendant deux jours, les femmes de Redeyef organisent un sit-in pour réclamer la libération des hommes. Le 10 avril, ils sont relâchés, non sans avoir subi violences physiques, humiliations et interrogatoires musclés. Mais ce n’est que le début des harcèlements policiers comme sait si bien faire le régime de Ben Ali (voir Zakia et Zeghada). « Les policiers rentraient dans les maisons, cassaient les portes, volaient de l’argent et des objets. C’était une sorte de punition. Ils cherchaient des gens… »

Il faut dire que la petite ville frontalière d'à peine 30 000 habitants est rapidement assiégée par une armée de policiers envoyés par milliers de la capitale. Et le 6 mai, de jeunes chômeurs manifestent à nouveau contre « le non respect par les autorités préfectorales de l’engagement stipulant le recrutement de chômeurs au sein de la compagnie de phosphates », dans cette région dévastée par le chômage depuis les années 80. Les jeunes occupent le générateur électrique alimentant la compagnie et bloquant ainsi ses activités. Rapidement, la police les déloge à coups de gaz lacrymogène. Mais le jeune Hichem Ben Jeddou tente de résister en s’emparant des fils électriques. Les autorités donnent alors l’ordre de remettre le courant, assassinant sciemment le jeune homme de 24 ans. Celui-ci meurt foudroyé sur le coup, la charge électrique atteignant et blessant gravement d’autres jeunes hommes. Le même jour, la police sévit à l’intérieur des habitations. « Nous étions dans la maison avec mon mari, son frère et un ami. Les policiers essayaient de forcer la porte pour rentrer. J’avais très peur. Mon petit qui avait un an et demi comprenait qu’il se passait quelque chose et il pleurait ! ». Le lendemain, la police abattra le jeune Hafnaoui ben Ridha Belhafnaoui âgé de 18 ans... « A partir du 4 juin, la police a cassé tous les magasins, volé du matériel, tout saccagé dans le souk de Redeyef!» Malgré et surtout à cause de ces violences policières, la courageuse Khamsa descend à nouveau dans la rue avec les autres femmes. Bien que les événements soient encore sensibles dans sa mémoire, elle bute souvent sur les dates. « Entre le 15 et le 20 juin, nous avons manifesté dans la rue principale. J’avais mon fils avec moi mais la police faisait une pression physique et morale. Je leur ai dit que le petit était malade mais ils m’ont insultée et frappé ma belle-sœur… » Après le 20 juin, la répression se durcit encore et Taïeb est contraint de se cacher dans des habitations comme beaucoup d’autres (voir billet n°60). Khamsa reste à la maison, soutenue par son père et sa belle-famille. Personne ne sait où sont les hommes. Mais le 25 juin, les policiers pénètrent brusquement dans la maison : « Les femmes ont eu si peur qu’elles ont tout lâché et oublié les enfants. Mon petit était dans la cuisine. Des casseroles d’eau bouillante lui sont tombées dessus et ont brûlé son dos. » Taïeb me montre le dos de l’enfant qui assis près de nous regarde un dessin animé de Tex Avery. Désolé, il confie : « La nuit, le petit se réveille pour chercher ses parents, il a encore peur que les policiers viennent emmener son père ». Et Khamsa se souvient elle aussi : « Quand j’allais à l’hôpital visiter mon fils, la police venait pour voir si Taïeb n’allait pas venir. Mon enfant a été hospitalisé suite aux brulures du 25 juin au 7 juillet. Ce jour-là mon mari a été arrêté ».

Khamsa, Taïeb et leurs deux enfants. La petite dernière qui dort tranquillement n'a rien connu des événements de 2008.

Les hommes sont emprisonnés et la ville est en état de siège. 10 000 policiers tiennent la cité en otage, faisant de celle-ci une prison à ciel ouvert. Et le 27 juillet, les femmes de Redeyef décident à nouveau de descendre dans la rue. « Vers 08h00 du matin, une cinquantaine de femmes sont venues chez moi puis nous nous sommes dirigées vers la délégation. Nous avons crié des slogans contre l’agression de nos maisons et surtout « libérez les prisonniers ». Il y avait 150 policiers qui nous menaçaient avec leurs armes pour que l’on parte. Des hommes étaient avec nous pour nous protéger mais certaines femmes sont parties car elles ont eu peur, il y avait quand même des femmes de 80 ans ! A midi, la police nous a dispersés avec les lacrymogènes et je suis rentrée à la maison… » Ce jour-là, la police fait des rafles dans les maisons, notamment celle d’Adnan et Jeema dans laquelle se trouve Zakia Difhaouis qui sera la seule femme arrêtée et emprisonnée (voir billet n°67). « La police est venue chez moi et a menacé le père de Taïeb. Il m’ont prise avec ma sœur et ma belle-sœur et nous ont emmenées au poste de police. Ils ont posé des questions sur les manifestations en me menaçant de ne plus recommencer sous peine de me mettre en prison. Ils nous ont relâchées mais la police et la police secrète était tous les jours devant la porte de la maison pour nous surveiller. »

Malgré les manifestations et les mobilisations internationales, certains hommes croupiront plus ou moins longtemps en prison. Pour Taïeb, il faudra un an et demi avant d’obtenir sa libération. « Tous les lundis j’allais visiter mon mari dans la prison de Sidi Bouzid à 300 km. Je partais de 05h00 du matin à 17h00, prenant trois moyens de transports ». Dans les régions du centre, les infrastructures n’ont pas été développées et chaque déplacement est pénible et prend du temps. De plus, les déplacements sont couteux et Taïeb emprisonné cela signifiait qu’il n’y avait plus de salaire pour la famille. « Parfois l’UGTT nous donnait un peu d’argent mais la police essayait d’interdire par la loi cette solidarité. » A Kairouan, Khamsa participe à des réunions avec l’UGTT, l’ATDF, le PDP etc. « Parfois, la police essayait de nous arrêter, m’interdisait d’aller dans d’autres manifestations. Une fois ils ont empêché le voyage de Jeema, son frère et mon père. Ils ont été arrêtés à Gafsa et ont été durement frappés au poste de police. » Taïeb en profite pour rajouter pudiquement : « J’ai aussi été violenté par la police sur plusieurs parties de mon corps, les yeux etc. … »

Aujourd’hui, Taïeb et Khamsa veulent oublier cette période de terreur et avoir enfin le droit de disposer d’une vie heureuse. Après ces durs événements qui ont touché la famille entière, l’on comprend que le couple ait envie de tourner la page. Khamsa travaille depuis 2009, comme enseignante de base (institutrice). Elle ne veut plus entendre parler de politique contrairement à son mari, toujours syndicaliste et membre du PCOT.

Seul l’épiderme de l’enfant se souvient, traduisant dans un discours muet les moments de violence subis par la famille. Parlant non seulement pour l’enfant mais également pour tous les révoltés de Redeyef.

mardi 10 juillet 2012

« Arour » : Les vraies combattantes

Malgré la température dépassant amplement les 50°C je me rends à Gafsa avec Zakia pour rencontrer Ghezala Mhamdi militante du bassin minier en 2008 et co-fondatrice de l’Union des Diplômés chômeurs de Gafsa avec Afef Bennaceur et  Nourredine Hidouri en 2006. Nous avons rendez-vous dans le centre, à l'intérieur de l’un des rares cafés mixtes de la ville, climatisé bien entendu.

Gare routière de Gafsa

Comme la plupart des militants, la lutte de Ghezala a commencé avec l’Union Générale des Etudiants de Tunisie (UGET) lorsqu’elle étudiait à l’Institut Supérieur des Etudes Technologiques (ISET) de Gafsa. Dès 2000 cette jeune étudiante en gestion se sent « prête dans sa tête » à manifester contre la guerre en Iraq et pour soutenir la Palestine. « Dès ces protestations, j’étais suivie par les policiers… » se souvient-elle. Cela ne l’empêche pas d’enchaîner sit-in et rassemblements pour protester contre les conditions déplorables dans la faculté et le système de corruption qui y règne. « Nous voulions enlever les privilèges matériels et moraux dont bénéficiaient les étudiants du RCD [Le parti de Ben Ali NdA], nous réclamions le droit à un foyer universitaire, à plus de moyens et davantage de clémence pour les étudiants non RCDistes notamment en ce qui concerne les absences où nous étions éliminés dès 10% du taux d’absence autorisé et pas les étudiants RCDistes. » Entre 2000 et 2003, Ghezala est arrêtée 3 fois : « La première fois c’est quand les étudiants ont essayé d’envahir le foyer parce que les bourses étaient en retard. On a voulu entrer au restaurant universitaire sans ticket. La police m’a arrêtée et j’ai perdu ma bourse. Une autre fois, on  a fait un sit-in durant 15 jours dans l’administration du foyer pour réclamer nos droits à un foyer. On était avec une trentaine de filles. La police a arrêté les deux parents de deux étudiantes pour les insulter. A 1 heure du matin ils sont entrés chez eux et ont pris le père et la mère. Heureusement que mes parents me soutenaient. Ils les ont amenés à la fac pour leur dire « prenez votre fille et rentrez à la maison ». Ils pensaient que si je rentrais, le sit-in allait s’arrêter. »

Les combattantes
Gare routière de Gafsa
Ça c’est une « Arour ! » s’exclame Zakia dans un rire complice avec Ghezala. Je lui demande ce que signifie ce mot : « cela veut dire que c’est une vraie femme, une vraie combattante. C’est un mot familier et régional, un peu excessif et peu usité ». Ce n’est pas grave, cela me plaît…

« Quand j’ai fini mes études, je suis restée au chômage jusqu’en 2006 où j’ai été contractuelle en sous-traitance avec un salaire très bas… » Ghezala ne considère pas cette période comme un vrai travail, son statut reste très précaire jusqu’en 2011. « Fin 2005 avec deux autres amis, Afef Bennaceur et  Nourredine Hidouri on a commencé à penser à la création d’un comité régional de diplômés chômeurs à Gafsa (UDC). On pensait que le problème du chômage ne concernait pas seulement une vingtaine de personnes mais que c’était un problème national. On a diffusé notre premier communiqué le 5 janvier 2006 et on a commencé les sit-in dans le jardin municipal pour se faire connaître. Et là une nouvelle lutte a commencé avec la confrontation directe des policiers qui nous agressaient physiquement en pleine rue. » 
Très vite le gouvernorat de Gafsa compte 9 comités locaux et les comités s’étendent  à d’autres régions comme Kasserine ou Sidi bouzid, zones sinistrées et bastions de la future révolution. « Le communiqué demandait à l’état d’assumer ses responsabilités par exemple en créant une loi qui protège les travailleurs surtout dans le privé, ou une prime de chômage. Ce sont des revendications politiques : cela veut dire que l’on refusait la politique de Ben Ali. Quand l’état a découvert que j’étais membre actif, que je poussais les gens à agir, les responsables régionaux m’ont donné un poste de sous-traitance dans une association de développement pour me faire taire. J’ai travaillé en étant sous-payée pendant deux ans et ils m’ont virée car je ne m’étais pas calmée. Le gouverneur de Gafsa m’a dit : « On t’a donné un poste pour te calmer et ça ne t’a pas calmé ! ». »

 Le militantisme au quotidien
 
Gare routière de Gafsa
En effet, durant ces deux ans, Ghezala ne cesse ses activités militantes. « Dès 2005 j’étais membre du comité des femmes et des jeunes au sein du Parti Démocrate Progressiste (PDP) dirigé par Ahmed Néjib Chebbi. J’ai essayé de faire bouger les choses avec ce parti dont j’ai été la porte-parole dans la région de Gafsa. Le 18 octobre 2005, les leaders des 8 grands partis d’opposition avaient fait une grève de la faim. Cette grève a duré tout un mois et a débouché sur la création du Collectif du 18 octobre pour les droits et les libertés [Qui regroupe des partis de gauche communistes comme le PCOT, des laïques et des islamistes, NdA]. L’état a décrété ce mouvement illégal et la police a renforcé et durcit sa surveillance. Et ce sont toujours les militants de base qui payent la facture la plus chère ! J’ai également activement soutenu le mouvement du bassin minier de Gafsa en 2008. On faisait des réunions, des sit-in, des manifestations de soutien. On faisait des collectes pour les prisonniers. On était en lien avec les leaders du mouvement de protestation de l’UGTT local en tant que soutien du PDP. Durant cette année 2008, non seulement j’ai perdu mon travail mais j’ai été violemment agressée par la police. À 7 ou 8 reprises, ils m’ont tabassée, j’ai eu le nez cassé avec une double fracture qui me pose encore problème aujourd’hui. Avec un certificat de 30 jours d’arrêt j’ai déposé plainte mais elle a été jetée à la poubelle. J’ai également eu un genou cassé par les policiers qui m’ont jetée à terre et frappée, frappée… Aujourd’hui j’ai mal tout le temps. Dans les manifs je n’ai pas peur de me mettre en avant. Même les policiers m’ont dit « comment tu as résisté jusqu’à maintenant, sans argent, sans travail ? ». Et Ghezala rajoute en rigolant : « Les jours où je n’étais pas agressée, je me disais « mais qu’est-ce qu’il y a aujourd’hui, on ne m’a pas agressée, ce n’est pas normal ! » Parfois j’étais agressée trois fois dans la semaine… ».

Nous avons rendez-vous dans l'un des rares cafés mixtes de la ville. La plupart des cafés sont réservés aux hommes...

Vivre sous la dictature
Comme Zakia, comme d’autres militant(e)s, c’est aussi la pression quotidienne sous forme de surveillance, la menace et la peur constante dont se souvient Ghezala : « Chaque jour avec une amie on rentrait à la maison à deux heures du matin. On s’était dit avec les amis de ne jamais se déplacer seuls, toujours à deux ou trois personnes, car en cas d’arrestation l’une des personnes peut prévenir les autres. Si tu restes seul la police peut te prendre, comme un enlèvement, et personne ne sait où tu es, même pas ta famille. Tu n’as pas d’avocat, personne ne sait si tu es vivant… Des amis se sont fait arrêter et pendant 20 jours on ne savait pas où ils étaient. Mohammed Soudani est resté 20 jours en prison et ce n’est que quand Amnesty International a lancé un appel de recherche que l’on a su où il était. »


Malgré ces séquelles, Ghezala reste très active et décide de protester contre ce licenciement abusif. « En octobre 2010, j’ai fait une grève de la faim à Gafsa pendant 17 jours. Les partis politiques comme le PCOT ou le PDP ainsi que les syndicats et les associations m’ont soutenue. Le docteur m’a demandé d’arrêter car mon état de santé était trop dégradé et les leaders des partis et de l’UGTT de Tunis m’ont dit d’arrêter car ils allaient arranger les choses. En novembre 2010 j’ai arrêté ma grève de la faim et en décembre Mohammed Bouazizi s’est immolé. En janvier 2011, j’ai décidé de faire un sit-in à l’UGTT avec ma mère qui est très malade. Ça a duré une semaine et ensuite j’ai décidé de sortir et de faire des réunions avec les gens qui m’avaient soutenue. Il y avait des manifestations dans toute la Tunisie. J’ai dit « Ma demande est celle de toute la Tunisie, je veux être avec les autres ! ». Le 12 janvier j’ai pris la parole dans une manifestation devant les chômeurs et un ami avocat m’a prévenu que la police projetait de m’arrêter. Je suis donc restée avec cet ami pour ne pas être arrêtée. Le 13 janvier il y avait une perturbation chez les policiers donc il n’y avait plus ordre de m’arrêter. Le 14 janvier je manifestais à Gafsa. »

Le 14 janvier 2011 Ben Ali s’enfuit. Quatre jours après, Ghezala est recrutée au Ministère des finances.


lundi 9 juillet 2012

La politique de l’asphyxie

Redeyef : 43°C, Redeyef : 45°C, Redeyef : 48°C, Redeyef : 52°C, Redeyef…
Les thermomètres auraient-ils explosé?

Depuis mon arrivée à Redeyef, la température n’a cessé d’augmenter. Dès le premier jour, on m’avait prévenue : il y a des coupures d’eau et d’électricité. Ce qui signifie ni ventilation ni hydratation. La nuit, nous dormons dehors dans la cour sous la voûte étoilée protégés par les murs de la maison. Et il fait toujours chaud.

Redeyef 5h00 du matin

Le troisième jour de mon arrivée, il devient impossible de sortir dehors entre midi et seize heures. L’air est si chaud qu’il semble compact. Le quatrième jour, plus personne dans les rues à partir de midi. Je demande quelle température il fait. On me répond qu’à la télévision, ils n’ont donné aucun chiffre. Pourquoi ? « Ils ont peur des émeutes, à cause des coupures d’eau… ». De fait, il n’y  a pas d’eau durant toute la journée. Heureusement, la maison de Béchir possède une baignoire dans laquelle Leila stocke l’eau quotidiennement. Mais comment font les autres habitants ? Ceux de Guetar ? Ceux de M’dhilla ? Ceux de Sidi Bouzid ? Ils manifestent. Sous le soleil de plomb, avec plus de 45°C, ils manifestent et reçoivent comme toute réponse les gaz lacrymogène. Avec cette chaleur, exceptionnellement élevée cette année, il devient criminel d’imposer à la population de telles coupures d’eau. Tout particulièrement pour les vieux et les nourrissons. Dans certaines villes les habitants peinent à avoir un filet d’eau durant quelques heures la nuit…

Redeyef 5h00 du matin

La région de Redeyef est habituellement très chaude en été. Aux portes du désert, près de la frontière algérienne, à l’intérieur des terres, son climat est sec et aride. Pourtant, dans les profondeurs, par-delà la terre brûlée, est une nappe phréatique, source abondante qui couvre toute la région Gafsienne, offrant des millions de mètres cube d’eau par an.
Dans cette région minière dominée par l’exploitation de phosphate depuis près d’un siècle, héritage du colonialisme, la Compagnie des Phosphates de Gafsa (CPG) exploite près de 8 millions de tonnes de phosphate par an. La Tunisie est le 5ème exportateur à l’échelle mondiale. Des millions de dinars sont également brassés par cette société semi-étatique qui a mis en place le système des mines à ciel ouvert dans les années 80 divisant par  trois ses effectifs et mettant au chômage une grande partie de la population de la région. Or, la compagnie a besoin de plusieurs tonnes d’eau pour alimenter ses laveries de phosphate. Cela provoque un assèchement des nappes phréatiques de la région irrémédiable (voir billet n°60).
Redeyef 5h00 du matin
Alors pourquoi le gouvernement laisse des populations sans eau dans la saison la plus chaude de l’année ? Et pourquoi ces coupures d’eau ? Les réponses, d’abord floues, donnent plusieurs pistes : Du problème technique évoqué (mais pourquoi l’eau est quand même accessible à certaines heures ?), aux raisons plus obscures et clairement politiques quand certains évoquent le projet de privatisation de la Société nationale de l’exploitation et de distribution des eaux (SONEDE). Et si les représentants de la SONEDE expliquent que « la diminution de l’approvisionnement en eau potable est due à "la baisse du niveau de l’eau de la nappe phréatique de la région" », le gouvernement ne vient aucunement en aide à ces régions appauvries…



Lorsque je quitte Leila et Béchir, la température avoisine probablement les 60°C à Redeyef. Le car de 5 heures du matin est déjà chaud comme un four. Je laisse derrière moi les amis, inquiète et révoltée par cette situation inhumaine. Le même jour, un groupe de jeunes activistes indépendants de Tunis dont le fils de Leila qui ont réalisé une collecte vont acheminer de l’eau vers Guetar. Encore une fois la société civile pallie au manque de l’état. Pendant ce temps, la CPG fait des bénéfices de plusieurs centaines de millions de dinars.

jeudi 5 juillet 2012

Voyage avec Zakia


Zakia Dhifaoui est l’unique femme à avoir été arrêtée et emprisonnée lors des manifestations du bassin minier à Redeyef en 2008. Cette professeure d’histoire géographie originaire de Kairouan et militante a suivi et soutenu les événements du bassin minier de Gafsa depuis le début. Co-fondatrice du Forum Démocratique pour le travail et les libertés (Etakatol) et du journal « Mouatinoun » dans lequel elle a écrit des articles très critiques envers le régime de Ben Ali, elle fut très vite mise sous contrôle policier essentiellement à cause de ses textes engagés. En juillet 2008, alors qu’elle participe à une manifestation des femmes de Redeyef pour l’obtention de la libération des prisonniers du bassin minier, elle est arrêtée et accusée d’être l’organisatrice de la manifestation. Selon elle, c’est d’abord à cause de ses écrits qu’elle a subi cette arrestation suivie de la peine la plus lourde parmi les autres prisonniers. Arrêtée dans la maison d’une amie le 27 juillet 2008, elle sera libérée sous condition le 7 novembre de la même année, journée de la prise de pouvoir de Ben Ali. Elle continue aujourd’hui à déranger en racontant son arrestation et en clamant les attouchements sexuels, menaces de viol et violences physiques et psychique qu’elle a subies lors de sa garde à vue. A ce jour aucun policier n’a été jugé et l’appareil judiciaire est resté identique après la révolution. Zachia n’a pas porté plainte. Elle le fera « le jour où elle pourra avoir confiance en la justice de ce pays ».

Redeyef
Je fais le voyage avec Zakia, de Kairouan où elle vit jusqu’à Redeyef à 240 km. Ce trajet, elle l’a fait seule de nombreuses fois en 2008. Nous prenons le car de 8h00 qui est climatisé, un détail essentiel en cette saison où la température dépasse les 40 degrés. Habituée à « la négociation à la tunisienne », elle arrive à nous obtenir des places debout. Le car est bondé, tous les sièges sont pris. Il nous faut patienter jusqu’aux prochains arrêts pour espérer gagner une place assise. Un homme me cède gentiment sa place. Je le vois discuter amicalement avec Zakia. Lorsqu’il descend du car, elle m’explique : « C’est un ancien élève à moi ! Je l’ai eu dans ma classe. Maintenant il est policier. Tu te rends compte, il aurait pu être parmi ceux qui m’ont arrêtée et maltraitée ! Je le lui ai dit mais il m’a répondu que si ça avait été le cas, il aurait tout fait pour que l’on ne me fasse pas de mal. Tu comprends, lors d’examens je l’ai surpris en train de tricher mais je ne l’ai pas dénoncé. J’ai juste jeté sa feuille et lui ai demandé de recommencer. » Du jour au lendemain un ancien élève peut devenir le bourreau sans limites de son professeur pour un simple zéro. Cette idée me laisse perplexe. Je pense aux frères ennemis, ou plutôt ici aux frères et sœurs ennemis. Une Tunisie dans laquelle au sein de chaque famille chacun pouvait  se retourner conte l'autre. Un pays divisé par un fou de domination où chaque silence devenait complice des pires horreurs.

Zakia, Boubaker Boubaker ancien prisonnier et Ghassen Labidi arrêté en juin 2008

Lorsque nous arrivons à Redeyef et que nous nous installons au café près de l’UGTT, Zakia retrouve ses anciens compagnons de prison qui viennent la saluer avec joie et respect. Dans cet univers masculin, elle est l’une des rares figures féminines à avoir partagé le sort des hommes les plus courageux. D’ailleurs, ils n’hésitent pas à me faire l’éloge de Zakia devant celle-ci qui reçoit humblement ces marques d’admiration : « Elle est notre modèle, elle est plus courageuse qu’un homme ! ». Et d’évoquer ce jour où Zakia, en pleine garde à vue et rouée de coups, s’est mise à chanter à tue-tête des chants révolutionnaires, reprise en chœur par les hommes de la cellule voisine…

A gauche Abdelaziz Ahmadin ancien prisonnier avec Zakia, Kamel Alaimi syndicaliste et Zakia au café près de l'UGTT.


mardi 3 juillet 2012

Le temps de l’impossible


Ce matin je dois rejoindre des militants de l’UDC  qui organisent une manifestation devant l’assemblée constituante au Bardo. Pour ne pas être trop en retard, je décide de prendre le taxi. Erreur fatale. Le premier chauffeur de taxi que j’arrête porte la barbe. Lorsque je lui demande de m’emmener au Bardo, il me lance un regard qui en dit long sur ses opinions politique. C’est à peine s’il prend la peine de sortir un son de sa bouche. Je suis obligée de lui arracher un non muet (Lè ?) avant de poursuivre ma quête sous le soleil écrasant de la fin de matinée. Au bout du troisième refus, le dernier chauffeur de taxi me criera « Le musée du Bardo est fermé aujourd’hui Madame, regarde mieux ton guide touristique, je t’amène à Carthage si tu veux ! ». Ben voyons… Yala ! Tout le monde sait qu’il y a une manifestation au Bardo aujourd’hui  … Je finis par prendre le métro.


Arrivée à la manifestation très en retard, je raconte mon périple. On m’explique qu’avant la révolution beaucoup de chauffeurs de taxi travaillaient également pour la police politique de Ben Ali. Aujourd’hui les anciens adeptes du régime dictatorial se tournent tout naturellement vers les islamistes.

Comme partout, comme toujours, les faibles (faibles d’âme, faibles d’esprit…) se rassemblent autour du gagnant. Seuls les forts savent lutter avec et pour les démunis et les discriminés. Les tunisiens le savent, du moins ceux qui ont participé à la révolution et ce bien avant le 14 janvier. Avant que les « faibles » ne rejoignent les gagnants du moment, la masse exacerbée des hommes et des femmes en colère, devenue plus lourde dans la balance des pouvoirs.

Un temps au sommet, suspendu au-dessus des lourdeurs du quotidien, un temps où l’espoir domine la peur et où chaque personne semble pouvoir s’accomplir dans toute son humaine puissance. Le temps où les forts pardonnaient aux faibles car ils semblaient regarder vers la même direction.

Pourtant ils disent parfois « on ne reviendra jamais en arrière » lorsqu’ils ne sont pas dans un moment de désespoir où « le pire est à venir ». Pourtant ils, elles savent que quoiqu’il advienne rien ni personne ne pourra leur ôter ce moment vécu entre tous où l’impossible était à portée de main.