A midi, Zeineb Cherni, professeure de philosophie et auteure de nombreux ouvrages, me retrouve au café du théâtre. Elle souhaite m'emmener déjeuner dans un petit restaurant de la rue de Marseille appelé "La Mamma" lequel propose des plats français, italiens et tunisiens. L'endroit est à deux pas d'ici et nous longeons l'avenue Bourguiba tout en discutant des élections. Arrivées à destination, nous nous apprêtons à rentrer dans le restaurant lorsque Zeineb se retourne brusquement et avise un homme à quelques pas derrière moi qui semble nous observer : "Va-t'en!" s'écrie-t-elle. Puis entre deux phrases en arabe, elle me murmure "il nous suit!". L'homme, surpris, s'empresse de regarder le menu accroché à l'extérieur. Zeineb s'avance vers lui en lui parlant vivement en arabe. L'homme, qui a peut-être la cinquantaine et porte un costume, s'enfuit sans un mot. Je reste sidérée par l'événement qui s'est déroulé sous mes yeux en l'espace de quelques secondes. Visiblement cet homme n'avait pas l'intention d'aller au restaurant car sa réaction étrange confirme la perspicacité de Zeineb quant à ses intentions. Perturbée, je ne demande pas immédiatement d'explications. Plus tard elle me dit : "Ce sont les méthodes de la police politique. Ce n'est pas normal, ils sont censés ne plus exister depuis la révolution. Depuis tout à l'heure il nous suivait et écoutait notre conversation." J'avoue que je ne m'étais aperçue de rien. C'est normal, je n'ai pas l'habitude, je ne connais pas cela. Zeineb a milité dans l'extrême-gauche et sais ce que signifie être suivie. Elle a également connu dans sa chair les arrestations, emprisonnements et autres "interrogatoires"... Mais nous ne parlerons pas de cela aujourd'hui. Ce qui nous intéresse c'est le présent des élections et l'avenir du pays. Et aussi, ne l'oublions pas, de bien manger...
Zeineb Cherni fait partie d'un Comité local pour la préservation des acquis de la révolution, représenté au niveau national mais également avec des assemblées locales. Ce comité a été mis en place par le Front du 14 janvier dont les positions sont sans concession comme par exemple exemple le fait de ne pas collaborer dans le gouvernement de Ghanouchi et de jouer le rôle de contre-pouvoir. Zeineb me dit que le comité rassemble des personnes de l'Union Générale Tunisienne du Travail (le syndicat UGTT), des partis de gauche, des associations comme Amnesty International ou la Ligue Tunisienne des Droits de l'Homme (LTDH), mais également des membres d'Ennahda. Zeineb m'explique : "Hammami [Leader du Parti Communiste des Ouvriers de Tunisie PCOT nda] avait rencontré des anciens détenus politiques qui avaient souffert comme lui..." Ce qui, semble-t-il, les avait rapproché... Avant les élections, Zeineb a été très active dans ce comité, faisant notamment intervenir un juriste pour qu'il explique le fonctionnement des élections dans une démocratie participative.
Concernant la victoire d'Ennahda, la professeure de philosophie me fait part du caractère
organisé du parti et constate comme
beaucoup les effets de sa propagande de
proximité : "Ils ont fait un très gros travail anti-moderniste. Certains de leurs militants ont porté du discrédit
aux autres listes ils disaient : Ne votez pas pour eux, ils sont athées!". La professeure affirme : « la vision politique dans les milieux populaires n'a
pas encore intégré les principes de liberté et de la capacité de la mise en
œuvre de la volonté populaire, la délégation du pouvoir prend encore le sens
d'abandon de son exercice à une autorité providentielle qui a tous les pouvoirs
du temporel et de l'éternel. Le temps ne connait pas de médiatisation, on vote pour
celui qui promet la résolution des besoins les plus immédiats et ceux carrément
intangibles. »
Nous évoquons les rumeurs concernant l'argent qu'Ennahda aurait distribué durant les élections...
« Ce qui est regrettable c'est que les
divers partis islamistes et autres ont joué la carte du discrédit de leurs vis
à vis politiques, la déontologie politique est encore une pratique difficile à
maîtriser. Ils prennent les formes d'accusation morales et de réprobation doctrinaires
pour les uns et civilisationnels pour les autres… » Zeineb tient en tant que professeure à
traiter tous ses étudiants, ennahdistes compris, avec le même respect. Elle respecte la différence et pense que « ceux qui
ont été victimes de la répression ne peuvent admettre la
restauration de l'oppression et de la terreur ».
Tout en mangeant, nous parlons féminisme et politique en France et en Tunisie. J'ai eu le plaisir de voir l'un de ses livres figurer dans le fonds de la bibliothèque de l'Université féministe créé par l'Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD). Elle a effectivement à son actif plusieurs essais sur les femmes comme La femme tunisienne et l’indépendance nationale ou encore Les dérapages de l'Histoire chez Tahar Haddad. Les travailleurs, Dieu et la femme, malheureusement peu accessibles excepté à la bibliothèque des Belles Lettres (et maintenant à l'Université féministe!). Elle me fait part également de l'ouvrage collectif Tunisiennes en Devenir, réalisé avec l'Association de la Femme Tunisienne pour la recherche et le Développement (AFTURD).
Nous revenons sur les élections tunisiennes :
"Je suis pour un régime semi-parlementaire, me dit Zeineb. Dans le
processus historique et la maturation politique actuelle, les partis ne sont
pas suffisamment mûrs. Il faut donc une coalition. Le
gouvernement sera mitigé et devra consacrer le pluripartisme, sinon c'est la
catastrophe et le retour au monolithisme politique !" J'ai entendu chez plusieurs personnes cette même
appréhension concernant le mode gouvernemental. Beaucoup craignent la place prépondérante
et stratégique que pourrait occuper le parti islamiste dans le prochain
gouvernement provisoire nommé par l'assemblée constituante. Certaines
personnes pensent qu'Ennahda étant incapable de gouverner le pays, les partis
doivent les laisser gouverner sans se compromettre avec eux afin que son incapacité soit dévoilée le plus tôt possible.
D'autres estiment que les partis politiques d'opposition de l'assemblée
constituante doivent prendre en main la gouvernance du pays au risque de voir
leurs efforts bénéficier injustement au parti islamiste... Zeineb me rappelle qu'Ennahda n'a que 40 % des sièges et qu'il reste donc 60%...
Pour Zeineb, "le peuple n'est pas encore prêt. On doit passer par une période transitoire, d'apprentissage démocratique, d'essais et d'erreurs, jusqu'à un équilibre réel avec un pluri-partisme effectif..."
D'ailleurs le peuple de la Tunisie post-révolutionnaire a-t-il le choix?
"Mais il a choisi et aura d’autres choix encore à faire…." Me fait remarquer Zeineb pour finir sur une note optimiste...
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