A Redeyef, outre Zakia Difhaouis qui
tient une place particulière dans les combats du bassin minier, l’on me parle
de trois femmes importantes dans les manifestations féminines de 2008. Elles
ont pour maris des hommes influents du mouvement syndical et reconnus comme
meneurs des manifestations d’avril 2008, c’est pourquoi ils furent parmi les
plus sévèrement punis. Arrestations musclées, emprisonnements, tortures,
jugements iniques et falsifiés furent le lot des hommes. Mais les femmes ont
également subi des violences morales, psychiques et parfois physiques. C’est le
cas de Leila Khaled, la femme de Béchir Labidi, Djemaa Hajji la femme
de Adnane et Khamsa, la femme de Taïeb Ben Othmen.
Je n’aurais malheureusement pas
l’occasion de rencontrer Jeema, hospitalisée en urgence et sous dialyse depuis
de nombreuses années mais j’arrive à obtenir un rendez-vous avec Khamsa et son
mari. Lorsque j’arrive dans leur maison le soleil brûle déjà à 40° et je
pénètre dans un joli salon où une grande télévision trône comme il se doit
devant les banquettes noires mordorées. C’est l’heure des dessins animés. Sous
l’injonction de ses parents, un petit garçon se lève poliment et je me penche
pour l’embrasser. Mais malgré moi, je suis saisie d’un léger mouvement de
recul : la jolie petite figure enfantine et le petit corps sont parsemés
de plaques rougeâtres. Je reconnais immédiatement ce symptôme dont j’ai
moi-même souffert toute mon enfance. Et je m’en veux d’avoir éprouvé ne
serait-ce que quelques secondes ce mouvement intérieur et spontané de rejet
face à l’autre. Réflexe irraisonné de survie face à l’étrange, à la maladie,
mouvement irrationnel guidé par la peur, celle du danger de la contamination.
Combien d’enfants m’ont demandé dégoûtés « est-ce que c’est
contagieux ? », avant de bien vouloir partager mon amitié. Le malheur
est-il contagieux ? Cette « maladie » absolument bénigne et non
contagieuse se nomme eczéma. Ça prend des formes diverses mais toujours ça
marque sur la peau la différence à jamais. L’enfant développe un eczéma suite à
un choc psychologique (les médecins nomment cela
« psychosomatisation »). La peau parle pour lui, elle dénonce et
rejette la violence du monde. Ce faisant, elle risque de placer l’enfant dans une position
d'« exclusion », pour peu que la société dans laquelle il évolue soit
plus ou moins bienveillante et tolérante envers la différence. Mais ceci est une autre histoire... L’enfant de
Khamsa et Taïeb a développé ces stigmates après la répression de 2008, après
les arrestations, après les irruptions violentes des policiers dans sa maison,
après les cris de terreur des femmes, après peut-être la casserole d’eau
bouillante tombée sur son dos durant la bataille. La peau douce couleur de miel
de l’enfant est une mémoire vivante des événements de 2008.
Tunis - juillet 2011 |
Dans le grand salon de la maison
familiale, Khamsa m’accueille avec quelques gâteaux et un verre de coca. Taïeb
est assis près d’elle, prêt à compléter son témoignage lorsqu’elle ne trouve
pas les mots en français. Tous deux étaient sortis manifester dans les rues de
Redeyef en avril 2008 suite aux résultats du concours de la CPG (Compagnie De
Phosphates de Gafsa). A l’époque, seul Taïeb travaillait, comme enseignant, et
militait activement au sein de l’UGTT (Union Générale des Travailleurs de
Tunisie). « C’était la première fois que je manifestais… » se
souvient Khamsa dans un sourire. Lorsque son mari est arrêté, le 7 avril, avec
d’autres militants dont Adnane et Béchir, Khamsa s’organise avec d’autres femmes
pour protester contre ces arrestations illégales. La politique de répression et
de surveillance étant de rigueur, une réunion se met en place de manière quasi
secrète. « Le 9 avril, on a fait passer un message comme quoi il y avait
une petite fête entre femmes à la maison pour ne pas éveiller les soupçons de
la police. Nous étions une quarantaine de femmes et nous avons été à la
délégation. Ensuite, d’autres femmes se sont jointes à nous. » Pendant
deux jours, les femmes de Redeyef organisent un sit-in pour réclamer la
libération des hommes. Le 10 avril, ils sont relâchés, non sans avoir subi
violences physiques, humiliations et interrogatoires musclés. Mais ce n’est que
le début des harcèlements policiers comme sait si bien faire le régime de Ben
Ali (voir Zakia et Zeghada). « Les policiers rentraient dans les maisons,
cassaient les portes, volaient de l’argent et des objets. C’était une sorte de
punition. Ils cherchaient des gens… »
Il faut dire que la petite ville frontalière d'à peine 30 000 habitants est rapidement assiégée par une armée de
policiers envoyés par milliers de la capitale. Et le 6 mai, de jeunes chômeurs
manifestent à nouveau contre « le non respect par les autorités
préfectorales de l’engagement stipulant le recrutement de chômeurs au sein de
la compagnie de phosphates », dans cette région dévastée par
le chômage depuis les années 80. Les jeunes occupent le
générateur électrique alimentant la compagnie et bloquant ainsi ses activités. Rapidement,
la police les déloge à coups de gaz lacrymogène. Mais le jeune Hichem Ben
Jeddou tente de résister en s’emparant des fils électriques. Les autorités
donnent alors l’ordre de remettre le courant, assassinant sciemment le jeune
homme de 24 ans. Celui-ci meurt foudroyé sur le coup, la charge électrique
atteignant et blessant gravement d’autres jeunes hommes. Le même jour, la
police sévit à l’intérieur des habitations. « Nous étions dans la maison
avec mon mari, son frère et un ami. Les policiers essayaient de forcer la porte
pour rentrer. J’avais très peur. Mon petit qui avait un an et demi comprenait
qu’il se passait quelque chose et il pleurait ! ». Le lendemain, la police abattra le jeune Hafnaoui ben Ridha Belhafnaoui âgé de 18 ans... « A partir du 4 juin, la police a cassé tous les magasins, volé du matériel, tout saccagé dans le souk de Redeyef!» Malgré et surtout à
cause de ces violences policières, la courageuse Khamsa descend à nouveau dans
la rue avec les autres femmes. Bien que les événements soient encore sensibles dans sa mémoire, elle bute souvent sur les dates. « Entre le 15 et le 20 juin, nous avons
manifesté dans la rue principale. J’avais mon fils avec moi mais la police
faisait une pression physique et morale. Je leur ai dit que le petit était
malade mais ils m’ont insultée et frappé ma belle-sœur… » Après le 20
juin, la répression se durcit encore et Taïeb est contraint de se cacher dans
des habitations comme beaucoup d’autres (voir billet n°60). Khamsa reste à la
maison, soutenue par son père et sa belle-famille. Personne ne sait où sont les
hommes. Mais le 25 juin, les policiers pénètrent brusquement dans la
maison : « Les femmes ont eu si peur qu’elles ont tout lâché et
oublié les enfants. Mon petit était dans la cuisine. Des casseroles d’eau
bouillante lui sont tombées dessus et ont brûlé son dos. » Taïeb me montre
le dos de l’enfant qui assis près de nous regarde un dessin animé de Tex Avery.
Désolé, il confie : « La nuit, le petit se réveille pour
chercher ses parents, il a encore peur que les policiers viennent emmener son
père ». Et Khamsa se souvient elle aussi : « Quand j’allais à
l’hôpital visiter mon fils, la police venait pour voir si Taïeb n’allait pas
venir. Mon enfant a été hospitalisé suite aux brulures du 25 juin au 7 juillet.
Ce jour-là mon mari a été arrêté ».
Khamsa, Taïeb et leurs deux enfants. La petite dernière qui dort tranquillement n'a rien connu des événements de 2008. |
Les hommes sont emprisonnés et la
ville est en état de siège. 10 000 policiers tiennent la cité en otage,
faisant de celle-ci une prison à ciel ouvert. Et le 27 juillet, les femmes de
Redeyef décident à nouveau de descendre dans la rue. « Vers 08h00 du
matin, une cinquantaine de femmes sont venues chez moi puis nous nous sommes
dirigées vers la délégation. Nous avons crié des slogans contre l’agression de
nos maisons et surtout « libérez les prisonniers ». Il y avait 150
policiers qui nous menaçaient avec leurs armes pour que l’on parte. Des hommes
étaient avec nous pour nous protéger mais certaines femmes sont parties car
elles ont eu peur, il y avait quand même des femmes de 80 ans ! A midi, la
police nous a dispersés avec les lacrymogènes et je suis rentrée à la
maison… » Ce jour-là, la police fait des rafles dans les maisons,
notamment celle d’Adnan et Jeema dans laquelle se trouve Zakia Difhaouis qui
sera la seule femme arrêtée et emprisonnée (voir billet n°67). « La police est
venue chez moi et a menacé le père de Taïeb. Il m’ont prise avec ma sœur et ma
belle-sœur et nous ont emmenées au poste de police. Ils ont posé des questions
sur les manifestations en me menaçant de ne plus recommencer sous peine de me
mettre en prison. Ils nous ont relâchées mais la police et la police secrète
était tous les jours devant la porte de la maison pour nous surveiller. »
Malgré les manifestations et les
mobilisations internationales, certains hommes croupiront plus ou moins longtemps
en prison. Pour Taïeb, il faudra un an et demi avant d’obtenir sa libération.
« Tous les lundis j’allais visiter mon mari dans la prison de Sidi Bouzid
à 300 km. Je partais de 05h00 du matin à 17h00, prenant trois moyens de
transports ». Dans les régions du centre, les infrastructures n’ont pas
été développées et chaque déplacement est pénible et prend du temps. De plus,
les déplacements sont couteux et Taïeb emprisonné cela signifiait qu’il n’y
avait plus de salaire pour la famille. « Parfois l’UGTT nous donnait un
peu d’argent mais la police essayait d’interdire par la loi cette
solidarité. » A Kairouan, Khamsa participe à des réunions avec l’UGTT,
l’ATDF, le PDP etc. « Parfois, la police essayait de nous arrêter,
m’interdisait d’aller dans d’autres manifestations. Une fois ils ont empêché le
voyage de Jeema, son frère et mon père. Ils ont été arrêtés à Gafsa et ont été
durement frappés au poste de police. » Taïeb en profite pour rajouter
pudiquement : « J’ai aussi été violenté par la police sur plusieurs
parties de mon corps, les yeux etc. … »
Aujourd’hui, Taïeb et Khamsa veulent
oublier cette période de terreur et avoir enfin le droit de disposer d’une vie
heureuse. Après ces durs événements qui ont touché la famille entière,
l’on comprend que le couple ait envie de tourner la page. Khamsa travaille
depuis 2009, comme enseignante de base (institutrice). Elle ne veut plus
entendre parler de politique contrairement à son mari, toujours syndicaliste et
membre du PCOT.
Seul l’épiderme de l’enfant se
souvient, traduisant dans un discours muet les moments de violence subis par la
famille. Parlant non seulement pour l’enfant mais également pour tous les
révoltés de Redeyef.
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